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Exposition chronique au gaz lacrymogène lors des manifestations : un réel danger ?

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Jacques Cofard AUTEURS ET DÉCLARATIONS

28 novembre 2019

France — Alors que le mouvement des Gilets jaunes en est à sa première année d’existence, un biologiste, accompagné de trois médecins engagés, se sont inquiétés des conséquences sur l’organisme de l’usage massif et chronique de gaz lacrymogène contre les manifestants suite à la découverte de thiocyanate, dérivé du cyanure, dans certaines analyses sanguines. L’hypothèse d’une vraie intoxication au cyanure est cependant jugée improbable par d’autres cliniciens et toxicologues. L’éclairage de Medscape.

Alexander Samuel, docteur en biologie, et par ailleurs professeur de mathématiques dans la région niçoise, devrait faire paraître dans les semaines qui viennent une étude co-signée, entre autres par le toxicologue André Picotprésident de la Société française de toxicologie-chimie (voir encadré), sur ses recherches liant gaz CS et intoxication au cyanure. Cette étude sera publiée par l’association Toxicologie-chimie, créée il y a une trentaine d’années pour « former, informer, expertiser sur les dangers des produits chimiques en milieu de travail, dans l’alimentation et dans l’environnement ».

Ses observations, Alexander Samuel les a faites sur le terrain, depuis un an et demi. Le docteur en biologie était présent, le 23 mars dernier, dans la manifestation des Gilets jaunes (GJ) au cours de laquelle une manifestante de 73 ans, Geneviève Legay, est matraquée par un CRS et perd connaissance. Alexander est au premier rang et filme la scène. Cela lui vaut une courte interpellation mais aussi la confiance des protagonistes du mouvement des GJ. « J’ai alors été repéré par un groupe de Gilets jaunes qui ont contacté toutes les personnes témoins d’événements graves : des personnes qui ont été énucléés, etc. J’ai donc été contacté par la présidente du groupe SOS ONUShirelle David  », se rappelle-t-il, joint par Medscape édition française.

Des analyses positives au thiocyanate

C’est à ce moment-là qu’Alexander Samuel entend parler pour la première fois des effets nocifs du gaz lacrymogène. Un membre de l’association SOS ONU, proche des Gilets jaunes donc, lui confie le résultat d’une analyse sanguine positive au thiocyanate. « Je ne connaissais rien de cela, je me suis renseigné, pour me rendre compte que c’était le test standard d’intoxication au cyanure. La personne qui m’a confié ce test positif me dit que cela provient des gaz lacrymogènes. Je n’y ai pas cru. J’ai été critique », ajoute-il. Alexander décide donc de travailler le sujet. « Ils m’ont mis en contact avec plusieurs personnes qui m’ont raconté qu’elles ont eu de grosses désorientations, des vertiges, d’autres crachaient du sang, des effets secondaires comme des pertes de connaissance, perte de mémoire, etc., après avoir été exposées au lacrymogène. J’ai trouvé cela bizarre. J’ai donc décidé de consulter la littérature pour voir s’il y avait un rapport entre les gaz lacrymogène et le cyanure. « En fait, c’est connu et rien n’est caché : le gaz lacrymogène métabolise du cyanure. »[1,2,3,4]. Le gaz utilisé dans le lacrymogène, le 2-Chlorobenzylidènemalononitrile, aussi appelé gaz CS, une fois dans le corps humain, se métaboliserait en cyanure d’hydrogène, puis en thiocyanate. 

Des analyses sur le terrain des manifestations

C’est une révélation pour Alexander Samuel, qui décide de documenter le sujet. Sur le terrain. Et part d’une hypothèse : les gazages massifs de GJ, via entre autres leur métabolisation en cyanure, sont à l’origine des effets secondaires nocifs constatés chez nombre de manifestants.

Dans un premier temps, avec l’aide du Dr Josiane Clepier de SOS ONU (qui a quitté cette association), Alexander Samuel demande aux GJ gazés lors des manifestations, en avril 2018, de faire des analyses de thiocyanate pour débusquer les quantités atypiques de cyanure dans l’organisme : « Nous avions des retours de toute la France, de gens de Marseille, de Paris, etc. Au bout d’une semaine nous avons accumulé 5 à 6 résultats positifs et aucun résultat négatif. « Les taux étaient supérieurs à la normale, parfois trois à quatre fois supérieurs au seuil fumeur. Les patients qui ont fait ces analyses se sont plaints de vertiges, pertes de connaissances ou désorientations le jour de la manifestation, et de maux de têtes persistants les jours suivants. Un cas précis que j’ai suivi a eu des insuffisances hépatiques lourdes » qui seraient clairement associées à de fort niveaux de thiocyanates, selon Alexander Samuel : « il m’a remercié publiquement d’avoir conseillé son médecin sur les analyses. »

Critiques scientifiques sur les tests utilisés et leur interprétation

Ces premiers résultats sont médiatisés par l’association SOS ONU et des toxicologues reconnus les critiquent :  Pour le professeur Jean-Luc Renaud du laboratoire de chimie moléculaire et thioorganique (LCMT), université de Caen, Basse-Normandie les gaz lacrymogènes ne se transforment pas en cyanure.

Puis les toxicologues Marie Deguigne et François Parrant, et le clinicien Jean-Marc Sapori s’expriment tous dans la presse pour dire qu’il n’y a pas de cyanure dans la lacrymogène. « Il faut bien comprendre que le cyanure est extrêmement dangereux, si c’était le cas, il y aurait des milliers de morts dans la rue, ce n’est absolument pas plausible », indique Marie Deguigne pour LCI. Plus précisément, pour Marie Deguigne, les thiocyanates ne sont pas des indicateurs fiables ; mieux vaut vérifier directement le niveau de cyanure dans le sang. De même, le professeur Parrant, médecin au laboratoire qui a effectué les analyses publiées par SOS ONU, considère que le thiocyanate est un très mauvais marqueur. « La véracité des documents publiés n’est pas remise en cause, mais les concentrations retrouvées, bien que parfois supérieures aux valeurs de référence du laboratoire, ne permettent pas de caractériser une intoxication au cyanure », explique François Parrant dans Libération .

Il se fie plus aux niveaux de lactate pour repérer le cyanure.

Mais pour Alexander Samuel, « le niveau de lactate va monter lorsque l’on a une intoxication mortelle au cyanure, mais il n’est pas sûr que les niveaux de lactate montent suffisamment pour une intoxication bénigne au cyanure ».

Pour les uns, les taux de thiocyanate retrouvés ne permettent donc pas de caractériser une intoxication au cyanure qui serait susceptible d’entraîner une toxicité. Pour les autres, ces quantités de thiocyanate sont caractéristiques d’une intoxication au cyanure légère avec, déjà, des conséquences sanitaires.

De son côté, le biologiste a créé un site Internet, gazlacrymo.fr, lequel recense les effets secondaires d’une intoxication légère et chronique au cyanure. Aussi bien le système nerveux central (anxiété, confusion, vertiges…), que le système respiratoire (hyperventilation, apnée, tachypnée…), ou encore le système cardiovasculaire (hypotension, asystole, fibrillation ventriculaire…) peuvent être touchés. Aussi, précise Alexander Samuel, le ministère de la Santé du New Jersey relève des effets secondaires sur le foie et les reins et recommande des analyses de thiocyanate. Un faisceau de toxicités qui est, par ailleurs, décrit dans la littérature scientifique pour chacun de ces différents organes [5,6,7,8,9,10,11]..

Tests de détection du cyanure

Alexander Samuel prend toutefois acte de ces critiques et découvre dans le même temps CyanoGuard, une entreprise suisse qui commercialise des tests rapides de dépistage du cyanure dans le sang. « Quand on travaille dans le manioc, dans les mines d’or, on peut être intoxiqué au cyanure. L’antidote est très cher, et il y a des morts dans les pays du tiers monde. CyanoGuard a donc eu l’idée de développer un kit pas cher, pour 15 euros, de détection du cyanure. Cela permet de mesurer de manière instantanée le niveau de cyanure que nous avons dans le sang. C’est un test colorimétrique tout bête qui devient violet lorsque la dose de cyanure atteint des seuils mortels. Si c’est violet, on prend l’antidote », explique le biologiste. Contacté par Medscape, CyanoGuard confirme l’existence de ces tests, tout comme ils nous certifient avoir fourni ces tests à Alexander Samuel. Car une idée trotte dans la tête du scientifique : pour certifier la présence de cyanure dans le sang des manifestants après s’être fait gazer au lacrymogène, il faudrait faire des prélèvements sanguins in situ et les analyser grâce aux tests de CyanoGuard. « Le test est en vente libre, et pour le réaliser il faut 0,2 ml de sang. J’en ai parlé au médecin de SOS ONU qui a décidé d’en parler à d’autres médecins, pour voir s’il était possible de le faire légalement. Il m’a dit qu’avec des ordonnances, des consentements signés, des explications fournies aux personnes prélevées, et si l’on annonce en manifestation qu’ils peuvent venir nous voir quand ils se font gazer pour savoir de manière instantanée s’ils ont du cyanure dans le sang, on pouvait le faire. »

Analyses le 20 avril

Décision est prise de faire les premiers prélèvements le 20 avril 2018, avec le biologiste, le médecin de SOS ONU, un médecin belge, Renaud Fievet, anesthésiste-réanimateur habitué à ce genre de manifestations, ainsi que des paramédicaux. « Le jour même, il y a un médecin qui nous a rejoints. Elle est ophtalmologue, et nous a dit qu’elle était très intéressée par ce que nous faisions car elle avait beaucoup de ses patients qui avaient des débuts de cataractes ; ces patients avaient été exposés au gaz lacrymogène pendant des manifestations. »

Les tests ont donc commencé le 20 avril, comme convenu : « Nous avons fait 6 analyses ce jour-là. Le tout premier était un street medics, qui s’est pris une grenade lacrymogène tout à côté de lui. Il s’est retourné et s’est mis à courir vers moi, et nous a demandé de le piquer. Au moment où il nous parlait, il me tombe dessus, et se met à convulser. Il a repris ses esprits, nous avons attendu 5 minutes, puis nous avons fait le test, qui a changé de couleur. Ce qui indiquait qu’il y avait une dose équivalente à 50% de la dose mortelle de cyanure dans son sang, selon le test CyanoGuard. Nous avons obtenu des résultats légèrement positifs pour l’ensemble de ceux qui se sont prêtés à ces analyses. »

Présence de cyanure

Les analyses sont adressées à CyanoGuard, qui est formel : elles indiquent une présence importante de cyanure dans le sang. « Il nous a en revanche recommandé de doubler la dose de sang et de passer à 0,4 ml plutôt que 0,2 : ainsi, si on obtenait un changement de couleur au violet, nous étions sûr qu’il y aurait 50% de dose mortelle de cyanure. »

Les trois médecins et Alexander Samuel décident donc, pour la manifestation du 1er mai 2018, de renouveler les prélèvements sanguins avec 0,4 ml de sang. Seulement la présidente de l’association SOS ONU est en désaccord avec ces méthodes et décide de « dénoncer » Alexander Samuel et les médecins aux médias. « Comme beaucoup de médias en ont parlé, le parquet de Paris a ouvert une enquête courant mai pour « violences aggravées et mise en danger de la vie d’autrui », alors que nous avions des consentements signés uniquement pour faire des prélèvements de sang ! Le premier médecin de l’association, dégoûtée par la médiatisation, a préféré abandonner. En revanche l’ophtalmologue nous a suivis », explique Alexander Samuel.

Nouveaux résultats

Malgré les injonctions judiciaires et la pression médiatique, Alexander Samuel décide de poursuivre ces mesures de cyanure dans le sang, d’autant que CyonaGuard décide de mettre à disposition un appareil de mesure du cyanure dans le sang beaucoup plus précis que ces tests rapides, avec un taux d’erreur de 0,1, le CyanoSmart. Le CyanoSmart est par ailleurs un test connecté de détection du cyanure dans le sang, qui permet, grâce à un smartphone et une application, de prendre connaissance immédiatement des résultats du test.[12]

L’équipe est de nouveau sur le terrain le 8 juin à Montpellier. « Il y a eu 9 personnes au total qui ont fait une analyse préalable. Six ont été gazées et ont fait des analyses après gazage. Avant manifestation, nous étions entre 0 et 0,2 (selon le mode de vie des gens, la tabacologie, etc.). Après gazage, nous sommes montés à 0,7 mg/l, le record étant de 0,75 mg/l. Une dose potentiellement considérée comme mortelle est de 1 mg/litre », explique Alexander Samuel. Tout en ajoutant que l’expression « dose mortelle » est à prendre avec des pincettes. « Mais nous avons établi qu’il y a bien une hypoxie et une intoxication au cyanure de bas niveau. Pour moi, c’est clairement une utilisation abusive de lacrymogène qui est responsable de la métabolisation importante en cyanure. »

Les effets nocifs du CS dépendent de la capacité de métabolisation du cyanure

Interrogé par Medscape édition française, le toxico-chimiste, André Picot, qui co-signe l’étude d’Alexander Samuel, explique : « Ce gaz CS a été beaucoup étudié, sans qu’il y ait pour autant publication, par les services sanitaires des armées américaines, françaises, etc. Ils ont bien entendu étudié les faibles doses et l’effet recherché était l’action très brève, très intense, qui ne mettait pas en danger la vie des personnes gazées.

Les effets nocifs du CS vont dépendre de la capacité de métabolisation du cyanure de chaque organisme. Ce gaz est moléculairement instable. Dès qu’il se retrouve dans l’eau ou le sang, il libère une molécule organique qui conserve un reste cyané, ainsi qu’un ion cyanure.

Pour le neutraliser, l’organisme prend un produit soufré, oxydé, qui en présence d’une enzyme, la rhodanèse, que l’on trouve dans tous les tissus, mais aussi dans la salive, neutralise le cyanure. Donc, selon les réserves en souffre apportées par les protéines, et l’activité de la rhodanèse, l’organisme va pouvoir lutter contre des quantités plus ou moins importantes en cyanure. Cela va aussi dépendre de l’état physiologique de l’organisme. Deuxième type de défense de l’organisme qu’il faut signaler contre le cyanure : la vitamine B12 qui est beaucoup plus stable.

Les services sanitaires des armées ont aussi fait des études sur les effets faibles à répétition du gaz CS. Au fur et à mesure que vous épuisez vos systèmes de défense en vous exposant plusieurs fois au gaz CS, vous augmentez la nocivité du cyanure. Ce que l’on observe avec les Gilets jaunes par exemple, qui montent tous les samedis sur les barricades. Les effets sont toujours les mêmes : une grande fatigue, car le cyanure bloque la chaine respiratoire. Les organes très vascularisés qui consomment beaucoup d’oxygène vont être impactés, comme le cerveau, ce qui peut provoquer des dépressions. Mais le cœur peut aussi être atteint, ce qui va causer des troubles cardiovasculaires non négligeables. Et puis il y a aussi la vision. Samuel Alexander consacre une partie de son article à l’atteinte du cristallin. C’est très intéressant. Le cristallin est peu vascularisé, donc nous observons quelque chose de tout à fait spécial, puisque le cyanure peut faire apparaître la cataracte. L’étude d’Alexander est très structurée, c’est un bon document scientifique », nous explique André Picot.

Conséquences graves ? Deux médecins s’inquiètent de l’exposition chronique

Au final, la question centrale et qui n’a aujourd’hui pas de réponse est celle de la dangerosité de l’exposition chronique au gaz lacrymogène au cours de ces manifestations répétées.

Médicalement parlant, les conséquences de l’exposition au gaz lacrymogène pourraient être graves, à moyen et long terme, selon le Dr Renaud Fievet, anesthésiste-réanimateur, qui a accompagné Alexander Samuel, lors des manifestations des GJ : « Je considère que si la cigarette est cancérigène, alors les gaz lacrymogène le sont aussi, potentiellement. Je pense qu’il faut appliquer le principe de précaution et non pas attendre dix ans pour se dire : voilà on a des malades, qu’est-ce qu’on fait ? Il y en a certains qui auront des maladies chroniques, respiratoires, qui vont apparaitre, des problèmes peut-être d’insuffisance hépatique aggravés ou d’insuffisance rénale, pour moi, cela me parait assez clair. »

Le Dr Christiane Blondin, ophtalmologue, a elle aussi accompagné Alexander Samuel sur le terrain. Elle partage avec le Dr Renaud Fievet, un constat plutôt sombre : « En tant que médecin ophtalmologue, on voit des yeux rouges, des yeux qui pleurent, ça parait tout bêtement banal, et c’est vrai que ça se soigne très bien. Mais je me pose la question de savoir quelle sera la santé oculaire des manifestants qui auront été aspergés de gaz pendant un an. Ma réaction aura été de chercher dans la littérature ce qui a été écrit là-dessus [13], quelle est la dose absorbée par l’œil, où le cyanure peut-il aller dans l’œil, va-t-il dans les mitochondries ? Nous avons vu en consultant la littérature qu’il y aurait eu des cas de cécité non seulement au niveau de la cornée, ou du cristallin, mais aussi des atrophies optiques avec le cyanure. Donc il y a quand même pas mal de pistes et l’on se demande pourquoi cela n’a pas été objectivé par des institutions officielles. »

Le groupe de médecins et de biologistes a adressé un courrier à la Haute autorité de santé (HAS) pour lui faire part de ses inquiétudes. Elle les a redirigés vers l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation et du travail.

Petite Mythologie du Lacrymogène

Gaz lacrymos : c’est juste pour les civils !

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ANTONIO FISCHETTI· LE 6 DÉCEMBRE 2019

C’est un paradoxe qui prête à confusion : les armes chimiques sont interdites en temps de guerre mais pourtant, le gaz lacrymo – qui est considéré comme telle – est autorisé en temps de paix et sur des civils. Quelques éléments de réponses ci-dessous.

En théorie, les gaz lacrymos devraient être interdits par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques de 1993, dont la France est signataire. Cette convention fait toutefois la différence entre les gaz indubitablement mortels – genre sarin ou ypérite – et les lacrymogènes utilisés dans les manifs, qu’elle appelle poliment des « agents de lutte antiémeute », définis comme des substances entraînant « une irritation sensorielle ou une incapacité physique disparaissant à bref délai après qu’a cessé l’exposition ».

Cependant, cette distinction est tout de même étrange, car le lacrymo est par définition, qu’on le veuille ou non, une arme chimique. Pour s’en sortir en beauté, la convention stipule que « chaque État partie s’engage à ne pas employer d’agents de lutte antiémeute en tant que moyens de guerre ». Autrement dit, on ne peut pas utiliser de lacrymos en temps de guerre contre des soldats…, mais on le peut contre des civils en temps de paix ! Quelle logique là-dessous ? Allez savoir…

La convention de 1993 s’inscrit dans la longue histoire de la guerre chimique, qui a débuté pendant la Grande Guerre. On considère que c’est la France qui a fait le tout premier pas, en août 1914, en aspergeant les tranchées allemandes d’un gaz irritant mais non mortel. Les Allemands mettront un peu de temps à répliquer, en avril 1915, mais ils ne feront pas les choses à moitié (c’est le caractère allemand), puisqu’ils inaugureront le gaz moutarde, ce qui ouvrira la voie à toutes les horreurs qu’on sait.

Interdites car accessibles à tous

Après tout, quand on y réfléchit, pourquoi interdire les armes chimiques ? Parce qu’elles font plus souffrir que les armes traditionnelles ? Ce n’est pas évident. Être brûlé vif ou enseveli sous des gravats n’est pas forcément plus agréable qu’être asphyxié. Quant au manque de discrimination entre civils et militaires, les armes classiques ne font guère mieux, comme on peut le constater chaque jour en Syrie.

En fait, si l’on a interdit les armes chimiques, c’est surtout parce que les pauvres pouvaient se les payer. Dans un texte consacré au sujet, le Sénat l’admet explicitement : « L’utilisation des armes chimiques par des pays du Sud avait clairement illustré les dangers liés à la multiplication du nombre de détenteurs d’armes chimiques, due pour l’essentiel au faible coût de celles-ci. » Une autre motivation étant « l’écrasante supériorité chimique soviétique ».

L’interdiction de telle ou telle arme est motivée par des convenances politiques, et on se pare ensuite de beaux principes pour faire joli. Sinon, pourquoi les lacrymos seraient-ils interdits en temps de guerre et autorisés en temps de paix ? Mais il est vrai que lorsque ça pète sérieusement, il vaut toujours mieux être soldat que civil, c’est une constante dans tous les conflits.

Gaz lacrymos : l’outil de la répression

ANTONIO FISCHETTI· LE 4 DÉCEMBRE 2019

Sous prétexte qu’ils ne tuent pas, les lacrymos sont utilisés à tout bout de champ. Il s’agit pourtant d’armes chimiques. En tant que telles, elles sont interdites en temps de guerre…, mais autorisées contre les civils en temps de paix. Des moyens légaux et très commodes pour restreindre la liberté de manifester.

Aujourd’hui, pas besoin d’être un black bloc cagoulé et lanceur de pavés pour se prendre des lacrymos dans la gueule. Femmes, enfants, retraités, tout le monde y a droit. (Si vous n’avez jamais expérimenté les lacrymos, imaginez qu’on vous verse du poivre dans les yeux pendant qu’on vous appuie fortement sur la poitrine.)

D’une certaine façon, on pourrait dire que les lacrymos sont un progrès. Avant l’avènement de cette technologie, les policiers tiraient allègrement à balles réelles sur les manifestants. Cela ne fait pas si longtemps que la pratique a cessé (en France, les derniers tirs sur la foule datent de 1961 en métropole et de 1974 en Martinique).

Le problème, c’est que cette humanisation policière s’est vite transformée en escalade répressive. Et c’est facile. Il suffit de quelques jets de canettes de bière (vides, en plus, comme si cela risquait d’égratigner quelque peu les Robocop) pour que les CRS arrosent la foule à coups de centaines de lacrymos : parfait pour dissuader les plus pacifiques de défiler. Au pire, on infiltre – un grand classique – deux ou trois flics parmi les black blocs, et le tour est joué.

Or l’usage des lacrymos entre théoriquement dans le cadre de l’article R. 434–18 du Code de la sécurité intérieure, qui a le mérite d’être très clair : «  Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. » Sauf que le déluge de lacrymos déversé sur les « gilets jaunes » est tout sauf nécessaire et proportionné.

Les gaz lacrymos ne sont pas seulement défensifs

Le 1er décembre 2018, 15 000 grenades ont été balancées sur Paris en quelques heures. Elles ont été lancées sur des enfants, des femmes avec des poussettes, des handicapés en fauteuil roulant, des manifestants pacifiquement assis, et le tout dans des rues étroites où les paisibles badauds crachaient leurs poumons sans pouvoir s’enfuir (ou alors, au risque de dangereuses bousculades).

Les gaz lacrymos ne sont pas seulement défensifs, ils sont le fer de lance d’une stratégie offensive. Sans même attendre de recevoir les premiers projectiles, les flics éjaculent leurs grenades pour bloquer et disloquer les cortèges. Du point de vue policier, on comprend la logique. Cela permet de faire un tri entre les manifestants « pacifiques » – qui se barrent au premier gazage – et les « irréductibles », ainsi plus faciles à isoler et à arrêter.

C’est un peu l’inverse de ce que, dans Mythologies, ­Roland Barthes disait à propos des publicités pour détergents : «  La ­saleté n’est plus arrachée de la surface, elle est expulsée de ses loges les plus secrètes. » Avec les lacrymos, la « saleté » est accrochée avant d’être « traitée ».

À ça près que le tri est très discutable, comme le relevait le rapporteur spécial des Nations unies dans un rapport de 2012 : « Le recours au gaz lacrymogène ne permet pas de faire de distinction entre les manifestants et les tiers, observateurs ou passants par exemple, ni entre les personnes en bonne santé et celles dont l’état de santé est défaillant.  » Cela rejoint l’analyse de la chercheuse anglaise en sciences sociales Anna Feigenbaum, auteure de Petite histoire du gaz lacrymogène (éditions Libertalia). Elle estime que « son usage vise à semer délibérément la confusion dans une foule – et peut ainsi la « ridiculiser » et l’affaiblir par la suffocation et la nausée » et qu’à ce titre « le lacrymo peut être traîné devant les tribunaux au nom de la liberté de parole et d’assemblée ».

Le pire, c’est qu’il est interdit de se protéger des lacrymos. Si vous venez en manif avec un masque, on considère que vous avez l’intention d’être violent. Or c’est justement l’inverse : comme les flics arrosent tout le monde indifféremment, on peut se faire gazer sans être un casseur. Et dès lors, ce n’est que pure logique, se protéger du gazage ne signifie pas qu’on est casseur. C’est juste de la légitime défense de la part de quelqu’un qui n’a rien fait de répréhensible.

Une banalisation abusive des lacrymos

En plus, même du point de vue du maintien de l’ordre, pas sûr que les lacrymos soient vraiment utiles. Plusieurs études de psychologie sociale ont montré qu’ils avaient plutôt tendance à exciter les manifestants. Un rapport à paraître relate une enquête menée par le biologiste et enseignant Alexander Samuel sur des « gilets jaunes », gazés ou non. Eh bien, les premiers « exprimaient 20 % de plus de perceptions d’humiliation et de honte à cause du comportement des forces de l’ordre  », ce qui, poursuit-il, « pourrait être un facteur aggravant des violences des « gilets jaunes »  ».

On ne va pas regretter les tirs à balles réelles dans les foules. Les lacrymos sont peut-être plus démocratiques que les mitrailleuses, mais leur banalisation abusive relativise quelque peu ce côté démocratique. Et puis, si les flics tiennent tant à gazer les foules pour ne pas perdre la main, suggérons-leur de balancer du protoxyde d’azote… Autrement dit, du gaz hilarant. Au moins, il y aurait plus de monde dans les manifs.

Les lacrymos, au-delà des larmes

ANTONIO FISCHETTI· LE 4 DÉCEMBRE 2019

Scientifiquement parlant, c’est un abus de langage : le fameux « gaz lacrymogène » n’est pas un gaz à proprement parler, mais un nuage de gouttelettes. Son composant actif répandu est les produit chimique baptisé CS (de son vrai nom o-chlorobenzylidène-malonontrile). Le lacrymo ne serait pas toxique, dit-on, mais seulement désagréable. Passons sur les tirs tendus dans la foule – une pratique répandue, comme le savent tous les manifestants et le prouvent de nombreuses vidéos. A part ça, il a quand même été démontré que les lacrymos peuvent déclencher toutes sortes de troubles : difficultés respiratoires, nausées et, dans les cas plus graves, œdèmes pulmonaires, hémorragies internes, voire décès dans des espaces confinés (prisons, notamment). Des effets cancérigènes ont même été soulevés par certaines études…
Il y a aussi la question du cyanure. Ce produit extrêmement toxique n’est pas contenu directement dans les lacrymos, mais il est métabolisé dans l’organisme quand on respire ces gaz. Alexander Samuel, docteur en biologie et enseignant en lycée, s’est penché là-dessus, et après avoir passé au crible toute la littérature scientifique, il est formel : « La présence de cyanure a été prouvée dans des études avec des animaux ». Et il n’est pas le seul. Le toxico-chimiste André Picot, éminent directeur de recherche honoraire au CNRS, est tout aussi catégorique : « Il est absolument certain qu’il y a du cyanure métabolisé dans l’organisme. » La seule question n’est donc pas de savoir si l’inhalation de lacrymos produit du cyanure – ça, c’est acquis-, mais si ce poison est à une concentration toxique ou pas.
Jusqu’ici, les scientifiques estimaient que le taux de cyanure était faible… Mais Alexander Samuel n’est pas du même avis : « les précédentes études avaient été faites sur une grenade lancée à 20m, mais ce n’est pas la même chose que si on est noyé sous des dizaines de grenades. Là, les doses peuvent être beaucoup plus importantes. » André Picot va exactement dans le même sens : « Il n’y a jamais eu de mesures effectuées sur des manifestants. Il y a bien eu des études menées par des militaires, mais elles n’ont jamais été rendues publiques. Et les gens qui reçoivent des lacrymogènes tous les samedis finissent par épuiser leurs systèmes de défense contre le cyanure. »
Le 1er mai, à Paris, avec une équipe de médecins, Alexander Samuel a donc décidé d’utiliser un kit de mesures pour analyser le taux de cyanure chez les manifestants : « Nous avons fait les mesures avant et après la manif, et sur 6 kits de mesures, tous sont devenus violets, ce qui montre la présence de cyanure à un taux élevé. Lors de la manif du 8 juin, on a fait les mesures quantitatives, et on n’a pas trouvé de cyanure avant gazage aux lacrymogènes, et un taux de 0,75 mg/l après gazage alors que le seuil de danger est théoriquement de 0,25 à 0,5. »
Même s’il faut rester prudent avant d’affirmer quoi que ce soit -et les conditions dans lesquelles ont été faites ces mesures sont contestées, par des scientifiques (il est vrai que le protocole est discutable, scientifiquement parlant)-, la controverse est loin d’être close. Cyanure ou pas, ce qui est certain, c’est le faible nombre de travaux sur la toxicité des lacrymos. Et donc, sur les preuves de leur non-toxicité.

Les gaz lacrymogènes sont dangereux pour la santé. Des manifestants témoignent

10 décembre 2019 / Marie Astier (Reporterre)

Les gaz lacrymogènes sont dangereux pour la santé. Des manifestants témoignent

Enquête 1/3 — Fatigue, infection pulmonaire, problèmes neurologiques… Des manifestants sont restés malades plusieurs jours voire plusieurs semaines après avoir été fortement exposés aux gaz lacrymogènes alors que leurs effets sont censés se dissiper rapidement.

  • Cet article est le premier d’une enquête en trois volets sur les conséquences des gaz lacrymogènes sur la santé.

Ce ne sont pas des gueules cassées de la manif’, ils n’ont pas de cicatrices visibles, de main mutilée, d’œil aveugle à jamais. L’arme qui les a rendu malades est moins impressionnante et moins questionnée que les lanceurs de balles de défense ou les grenades explosives. Pourtant, elle produit aussi ses effets sur ceux qui y sont exposés : cette arme, c’est le gaz lacrymogène.

Logiquement, c’est tout d’abord au milieu des nuages que l’on peut se trouver mal, après que les grenades ont été lancées à la main ou propulsées à l’aide de lanceurs. « En manifestation, il m’arrive souvent d’aider des personnes qui vomissent ou qui ont l’impression de ne pas pouvoir respirer », raconte Charly [*], street medic à Paris depuis 2017. Ariane [*], infirmière à Clermont-Ferrand, a commencé à soigner les personnes blessées ou en malaise dans les manifestations de Gilets jaunes en février, avec une équipe d’amies. Elles ont constaté que les symptômes se répétaient et que les problèmes respiratoires pouvaient être graves pour les asthmatiques : « Les crises sont difficiles à gérer car la ventoline écarte les bronches et accentue l’effet des gaz. »

Elles ont aussi pris en charge des malaises, et géré les conséquences psychologiques de ces gaz. « Certaines personnes sont totalement désorientées, même une fois sorties du nuage. C’est ce que j’ai observé récemment lors d’une manifestation à Saint-Étienne, où les forces de l’ordre ont beaucoup gazé, à l’aveugle », raconte Ariane. « J’ai déjà retrouvé des personnes prostrées dans des coins, qui ne pouvaient plus bouger et paniquaient à cause des gaz », complète Charly. Pour Ariane, cela s’est déjà terminé à l’hôpital : « Une membre de l’équipe a fait une réaction allergique, tout le visage a gonflé, elle a dû aller aux urgences. »

Les grenades lacrymogènes de 40 mm CM3 et MP3.

En tant que professionnelle du monde médical, elle dispose d’un appareil qui permet de mesurer la saturation du sang en oxygène. « L’idéal est à 100 %. En dessous de 90 %, cela montre une mauvaise oxygénation du sang et donc des organes. En manifestation, on est rarement au-dessus. L’organe le plus touché par ce manque est le cerveau, c’est pour cela qu’il y a des malaises. »

Le gaz lacrymogène utilisé en France contient plus précisément comme matière active la molécule CS (o-chlorobenzylidene malononitrile), choisie pour ses effets irritants, censés se dissiper rapidement dès que l’exposition cesse. Mais les témoignages recueillis par Reporterre montrent que certains effets persévèrent plusieurs jours voire plusieurs semaines après la manifestation. Tous lient l’importance ou la durée des symptômes à l’intensité de leur exposition aux gaz. Les descriptions se recoupent avec celles collectées par Mediapart à la suite de la manifestation du 23 mars dernier à Montpellier, où l’utilisation de gaz avait été particulièrement intense.

Bronchite, bouche et yeux irrités, saignements de nez et mal de ventre

Les maux de tête et de ventre reviennent le plus fréquemment dans les témoignages. « Après les manifestations où j’ai mangé beaucoup de gaz, j’ai des migraines et un dérèglement intestinal, des diarrhées dans les jours qui suivent », poursuit Charly. « S’il y a plus de gaz, ou que je me suis fait confisquer mon matériel et suis moins protégée, les symptômes durent plus longtemps. » Certains racontent ne pas arriver à manger pendant plus d’une semaine et subir des pertes de poids.

Les conséquences sur la peau et les yeux peuvent aussi perdurer. Ariane se souvient avoir déjà eu « une réaction cutanée, avec la bouche et les yeux irrités pendant deux semaines ».

Là encore, bronches et poumons sont particulièrement touchés, souvent pris d’assaut par une infection dans les jours qui suivent une exposition. « Une de mes équipières fait régulièrement des bronchites après les manifestations », observe Ariane. Claire, infirmière vivant du côté de Nîmes, a rejoint les Gilets jaunes dès le 17 novembre. Mais elle a découvert ces effets le 16 mars. « On est montés à Paris, on n’avait pas pris les masques pour ne pas se les faire confisquer. Après, j’ai eu une infection pulmonaire qui a durée trois semaines, j’ai été mise sous antibiotiques. »

Des street medics, à Toulouse.

Sarah [*] s’est carrément retrouvée à l’hôpital pendant dix jours, à la suite de la manifestation du 16 février à Montpellier : « Le lendemain, j’ai cru que j’avais une grippe. Puis je n’arrivais plus à me lever, ni à manger. Au bout de cinq jours, mon mari a pris ma saturation en oxygène : j’étais à 72 %. Il m’a emmenée aux urgences. » Les médecins lui diagnostiquent une pneumonie. « Ils m’ont gardée dix jours, et une fois sortie je suis restée quinze jours de plus sous antibiotiques », se rappelle-t-elle. « D’habitude, je ne vais jamais chez le médecin, je ne suis jamais malade. »

« Je ne pouvais même plus emmener ma fille à l’école »

La sensation de fatigue particulièrement intense revient aussi régulièrement dans les récits. « J’ai mis un mois à me remettre de la manifestation du 9 juin, lors de l’Acte 30 », se rappelle notamment Doki, observatrice de la section de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) de Montpellier. « J’avais les jambes coupées, je me sentais comme si je faisais une grosse dépression, et j’ai chopé une laryngite. Je ne pouvais même plus emmener ma fille à l’école. »

D’autres symptômes sont plus surprenants. Gilet jaune de l’Hérault, Stéphane [*] a parfois combiné manifestation du samedi et actions militantes dans la même semaine. Le 23 mars dernier, à Montpellier, il a été exposé plus intensément que d’habitude. « J’ai eu des problèmes au niveau des mollets, je me sentais comme après un marathon. Ma compagne, de son côté, est allée chez le kiné pendant des semaines. Cela ne s’est calmé que quand on n’est plus allés en manif’. » Il rapporte, une fois, une irritation de la gorge telle qu’il crachait du sang, et « des saignements de nez qui m’obligeaient à me lever la nuit ». Claire est elle aussi abonnée au nez qui saigne, mais a également eu « des problèmes neurologiques comme une mauvaise coordination des mouvements. En parlant autour de moi, je me suis rendue compte que les gens avaient les mêmes symptômes », relate-t-elle.

Les manifestants se munissent de masques à gaz pour se protéger.

Une étude menée par des Gilets jaunes a tenté de mieux caractériser ces symptômes. Soizic Lesage, retraitée Gilet jaune dont le médecin lui a « formellement interdit de se faire gazer », a décidé de se rendre utile en récoltant les témoignages, avec une petite équipe de médecins. « On a établi une liste d’une cinquantaine de questions et distingué les symptômes pendant le gazage, juste après, puis dans les jours qui suivent », explique-t-elle. L’équipe a recueilli les témoignages durant les mois de mai, juin et juillet principalement, puis a regroupé l’ensemble des réponses dans un tableau anonymisé détaillant 47 cas. Ainsi, il apparaît qu’au moment du gazage, la toux, les difficultés respiratoires et les brûlures au niveau des yeux et de la peau sont logiquement — ce sont les effets recherchés — les symptômes les plus ressentis. Certains ont également eu des nausées (28 personnes) ou des vertiges. Dans les minutes et heures qui suivent, l’irritation se calme mais les vertiges persistent. Apparaissent sensation de désorientation, maux de tête et même troubles de la mémoire (pour 19 personnes sur 47, soit 41 %). Dans les jours et semaines qui suivent, les symptômes semblent même s’accentuer. 94 % des témoignages relatent une forte fatigue, des problèmes de sommeil. Les problèmes respiratoires, la toux, les fortes irritations des yeux et de la peau reviennent de plus belle. Les maux de tête persistent. Crampes musculaires et pertes d’appétit sont aussi signalées, voire une insuffisance hépatique. « On a dû ajouter des colonnes au fur et à mesure des témoignages, on est tombés sur des symptômes auxquels on ne s’attendait pas », raconte Soizic. « Notamment ceux qui pourraient être le signe d’une atteinte neurologique, comme les pertes de mémoire. »

Autre résultat surprenant, des femmes rapportent des troubles gynécologiques. Un tiers de celles qui ont témoignées et sont ménopausées évoquent un retour des règles. Parmi les non ménopausées, plus d’un quart signalent que leurs règles sont irrégulières depuis qu’elles respirent des gaz lacrymogènes. Plusieurs femmes ont effectivement relaté à Reporterre des effets sur leur cycle menstruel. « J’étais en pleine période de règles un samedi où je n’avais pas mis mon matériel correctement, se souvient Charly. Le lendemain, les règles s’étaient interrompues, puis elles ont repris deux jours après. » Ariane a échangé sur le sujet avec ses coéquipières : « Je n’ai pas eu mes règles pendant deux mois. Une autre ne les a pas eues pendant trois mois. À l’inverse, une a ses règles trois fois dans le mois à chaque fois qu’elle va en manifestation. » Elles s’interrogent : stress ou effet des gaz ?

Les forces de l’ordre rechignent à évoquer le sujet

Le tout montre des conséquences durables du gaz lacrymogène sur les personnes régulièrement ou fortement exposées. Stéphane a fini par constater une baisse de forme générale, alors qu’il exerce un métier physique : « Avant, sur les chantiers, je bougeais un mètre cube de sable en une ou deux heures, maintenant cela me prend la journée… Je faisais des semi-marathons, désormais je mets une semaine à me remettre d’une manif. » Claire, qui exerce en libéral, a dû diminuer le nombre de jours qu’elle travaille chaque mois. « Mais je n’ai pas d’enfants, il ne me faut pas grand-chose pour vivre, et mes patients me soutiennent », indique l’infirmière.

Si beaucoup hésitent à témoigner du côté des Gilets jaunes — et la plupart préfèrent l’anonymat — c’est également compliqué d’avoir des témoignages de la part des membres des forces de l’ordre. Le service de communication de la police nationale indique qu’il n’y a jamais eu la moindre remontée de problèmes liés aux gaz lacrymogènes.

Selon le syndicat Alliance, « il n’y a pas de collègues qui se plaignent des gaz lacrymogènes ».

Côté syndicats, l’Unsa police refuse de répondre à nos questions. Chez Alliance, « il n’y a pas de collègues qui se plaignent des gaz lacrymogènes », indique Jean Cavallero, délégué national des CRS. Christophe Miette, secrétaire général adjoint du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure avait été amené à se renseigner, des collègues lui ayant signalé avoir été incommodés après une manifestation riche en gaz à Montpellier (celle du 23 mars) : « Un plus grand nombre de grenades ayant été utilisées, il y avait plus de particules irritantes dans l’air », a-t-il conclu. Seuls les syndicats minoritaires s’inquiètent des conséquences sur la santé, comme le syndicat Vigi. Michel Thooris, secrétaire général de France police – Policiers en colère, demande quant à lui une étude sur les conséquences « pour les collègues qui sont en contact sur le long terme avec ces produits. On avait envoyé une lettre pour demander une étude, à l’époque où le ministre de l’Intérieur était Manuel Valls, mais elle n’a jamais reçue de réponse », indique-t-il.

« Pour moi les lacrymos, c’est aussi dangereux que les LBD, estime Ariane. Ça pénètre dans notre organisme et ça y reste pendant un certain temps. On va finir par voir des maladies chez ceux qui y sont exposés tous les week-ends », craint l’infirmière. Reste un effet à long terme, lui, facilement observable : la majorité des personnes interrogées par Reporterre vont désormais moins souvent en manifestation.

L’utilisation massive de gaz lacrymogènes inquiète les scientifiques du monde entier

L'utilisation massive de gaz lacrymogènes inquiète les scientifiques du monde entier

Enquête 2/3 — L’utilisation massive des gaz lacrymogènes pour réprimer les foules est alarmante : aspergés en grande quantité, de manière répétée, ou dans des milieux confinés, ils se révèlent dangereux comme le montrent plusieurs études scientifiques.

  • Cet article est le deuxième d’une enquête en trois volets sur l’impact des gaz lacrymogènes sur la santé. Pour lire le premier, c’est ici.

Venue à Paris pour le premier anniversaire des Gilets jaunes, Nelly a connu un lendemain de fête douloureux. Diarrhées, nausées, vomissements, grosse fatigue, perte d’appétit, mal de tête… « J’ai perdu trois kilos », a-t-elle expliqué à Reporterre quelques jours après la manifestation du 16 novembre dernier. Nelly s’est retrouvée malgré elle nassée place d’Italie. « On a essuyé 2 h 30 de tirs nourris de lacrymos, Flash-Ball, grenades explosives… Tout le monde crachait, pleurait, raconte la jeune retraitée. C’est la première fois que j’étais exposée à autant de gaz, aussi concentrés, car il n’y avait pas de vent et les fumées sont restées stationnaires », poursuit-elle. Le résultat, son médecin l’a constaté à son retour chez elle, près d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Il lui a fourni un certificat médical et prescrit une batterie d’analyses pour vérifier son état de santé général. Dix jours plus tard, elle était toujours affaiblie et les maux de ventre persistaient.

Comme Reporterre l’a constaté au travers de multiples témoignages — auxquels nous avons consacré le premier volet de notre enquête — les gaz lacrymogènes ne provoquent pas que des pleurs et une irritation passagère. Les symptômes constatés chez les Gilets jaunes interrogés sont très divers : allergies, maladies des bronches et des poumons, fatigue extrême, troubles digestifs voire perturbation du cycle menstruel. Pour certains, les effets d’une exposition aux gaz lacrymogènes durent plus d’un mois. Une manifestante a même été hospitalisée.

Les gaz lacrymogènes ont été adoptés pour contrôler les foules, notamment dans les empires coloniaux

Le gaz lacrymogène a été utilisé pour la première fois pendant la Première Guerre mondiale. L’historienne Anna Feigenbaum démontre, dans sa Petite histoire du gaz lacrymogène (éd. Libertalia, 2019) [1] que ce dernier a été promu auprès des gouvernements dès les années 1920 et qu’il a été « assimilé non plus à une arme toxique, mais à un moyen inoffensif de préserver l’ordre public ». Il a peu a peu été adopté pour contrôler les foules, en particulier dans les empires coloniaux, ou ensuite pendant la guerre du Vietnam par les États-Unis pour déloger les Viêt-congs des tunnels.

Il est classé parmi les armes chimiques dites « non létales » et désormais interdit dans un cadre militaire par la Convention de Genève de 1993, mais on peut cependant continuer de l’utiliser dans un cadre civil. La substance active choisie par la France est la molécule CS (2-chlorobenzylidène malonitrile). Celle-ci a été découverte en 1928 par deux chimistes britanniques. La très grande marge entre la dose à partir de laquelle elle est irritante et celle à laquelle elle s’avère létale pourrait la faire passer pour inoffensive. Pourtant, son utilisation massive afin de réprimer les foules pose question. Utilisés en grande quantité, de manière répétée, ou dans des milieux confinés, les gaz lacrymogènes peuvent se révéler dangereux et parfois mortels.

Les premières apparitions massives du gaz lacrymogène remontent à la guerre de 1914-1918.

L’ONG étasunienne Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains) avait recensé, en mars 2012, 34 morts en lien avec l’usage des gaz lacrymogènes, depuis le début du soulèvement populaire survenu un an plus tôt au Bahrein. Beaucoup étaient dus à la pénétration des gaz dans les habitations des quartiers abondamment arrosés. Parmi les grenades utilisées, certaines étaient probablement exportées par la France, avec autorisation du gouvernement. À la même période, un documentaire étasunien dénonçait les exportations de grenades au gaz CS vers l’Égypte, déversées chaque jour sur les manifestants lors de la révolution de 2011. Des médecins y rapportaient plusieurs cas de décès attribués aux gaz lacrymogènes.

En 2017, une étude de l’université de Berkeley s’intéressait à leur usage, jusqu’à plusieurs fois par semaine, dans les camps de réfugiés palestiniens. Parmi les conséquences rapportées : crises d’épilepsie, avortements spontanés, fausses couches, problèmes de sommeil, stress aigu et syndromes de stress post-traumatique.

En octobre dernier, des scientifiques de Hong-Kong s’inquiétaient de l’emploi de « plus de 3.000 cartouches » de gaz lacrymogène CS contre les manifestants pro-démocratie, dans un court article publié dans The Lancet« Dans l’environnement humide subtropical de Hong-Kong, le déploiement de gaz lacrymogènes dans des espaces clos et des stations de métro très fréquentées, à proximité de centres commerciaux, peut exposer les gens à de très fortes concentrations de gaz lacrymogènes pendant un temps prolongé », écrivaient-ils.

« De nombreux rapports indiquent que l’utilisation et le mauvais usage de ces produits chimiques peuvent causer des blessures graves »

Toute une littérature scientifique vient ainsi documenter des cas de patients malades des gaz lacrymogènes, parfois même des décès. Un article de 2017, paru dans la revue BMC Public Health, compile 31 études de 11 pays documentant des dommages causés par des gaz lacrymogènes sur des manifestants. « De nombreux rapports indiquent que l’utilisation et le mauvais usage de ces produits chimiques peuvent causer des blessures graves », indiquent les auteurs. Sur plus de 5.000 cas, ils relèvent notamment deux morts (un pour des problèmes pulmonaires et un dû à l’impact de la grenade). 58 cas « d’incapacité permanente » sont aussi signalés, dont 14 personnes avec des symptômes psychiatriques persistants, et 23 avec des problèmes respiratoires chroniques. 8 % des problèmes de santé documentés « étaient sévères et ont nécessité une intervention médicale professionnelle », indiquent-ils encore. « Nos recherches démontrent qu’il y a un sévère risque de mauvais usage » des armes chimiques en manifestation, concluent-ils. « Elles peuvent potentiellement porter atteinte aux libertés en causant des blessures, en intimidant les communautés et en menant à une escalade de la violence. »

Pour certains Gilets jaunes, les effets d’une exposition aux gaz durent plus d’un mois.

Une équipe proche des Gilets jaunes, rassemblant médecins, infirmières et Alexander Samuel, un docteur en biologie, a collectionné les articles scientifiques rapportant les effets du CS. Une bibliographie que Reporterre a pu éplucher. Des décès sont signalés, en particulier dans des cas où les personnes étaient dans des lieux clos, comme les prisons.

La peau, les yeux et les poumons sont particulièrement touchés. Ainsi, pour la peau, les réactions recensées vont de la rougeur à la brûlure, en passant par l’eczéma, l’apparition de croûtes et des réactions allergiques. Autre cible privilégiée, les yeux. « Chez des personnes exposées, j’ai soigné des conjonctivites ou des œdèmes de cornée [la cornée enfle, on voit trouble]. En général, au bout de dix jours, les symptômes passent », explique Christiane Blondin, ophtalmologue membre de l’équipe qui a travaillé sur les effets pour les yeux. « La littérature scientifique rapporte des problèmes durables à la vision, notamment des risques de cataracte. J’ai envoyé ces informations à la Société française d’ophtalmologie, j’attends leur retour. » Pour les poumons, une étude de scientifiques turcs sur les conséquences à long terme chez 93 patients régulièrement exposés aux gaz lacrymogènes lors de manifestations donne une idée du tableau : « débit expiratoire » diminué, bronchites chroniques augmentées, toux et douleurs à la poitrine durant parfois plusieurs semaines. Du côté du système digestif, nausées et vomissements ont également été documentés. Ces symptômes digestifs et respiratoires correspondent à ceux décrits dans les témoignages recueillis par Reporterre.

« Les effets du CS dépendent de la concentration du produit, de la durée d’exposition, du contexte, mais aussi de la personne, notamment si elle a des antécédents respiratoires », résume Jean-Marc Sapori, toxicologue au centre anti-poison de Lyon. L’exposition quasi hebdomadaire des Gilets jaunes lui a apporté quelques patients. « J’en ai envoyé aux urgences pour une ulcération cornéenne » (une blessure sur la cornée de l’œil), indique-t-il. Pour les effets à long terme, il signale avant tout l’effet sur les poumons : « Une exposition répétée, comme celle des Gilets jaunes qui manifestent tous les samedis, va faire que le temps de récupération des bronches et des poumons sera de plus en plus prolongé. Si on s’expose à nouveau alors que l’on n’a pas récupéré de la semaine précédente, on peut à terme développer de l’asthme ou une BPCO [bronchopneumopathie chronique obstructive, maladie chronique inflammatoire des bronches]. En hiver, s’il y a contact avec un virus, cette irritation peut être un terrain favorable pour une infection. »

Une autre utilisation répétée en France, moins médiatisée, est celle faite sur les migrants. En 2018, le Défenseur des droits avait dénoncé « un usage parfois injustifié du gaz lacrymogène ».

Aucun problème de santé selon les forces de l’ordre

Autant de données qui tranchent avec le discours officiel sur le sujet. « Les gaz lacrymogènes, cela fait pleurer, cela fait tousser. Si un risque était avéré, le ministère de la Santé aurait pris des mesures pour interdire ce produit », nous indique le Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop). « Par ailleurs, nous n’avons aucune remontée de problèmes de santé liés aux gaz lacrymogènes au sein des forces de l’ordre. » On nous confirme par ailleurs que les grenades lacrymogènes peuvent être utilisées sans restriction de quantité. Le tout est de respecter le « cadre légal ».

Reporterre a tenté de savoir si leur utilisation a augmenté depuis le début du mouvement des Gilets jaunes. « On sait combien de grenades sont utilisées à chaque manifestation, il y a des rapports », nous apprend Jean Cavallero, délégué national des CRS du syndicat Alliance. Mais il faut l’accord de la direction générale pour communiquer. » Contacté, le ministère de l’Intérieur ne nous a pas encore répondu. « L’utilisation a augmenté depuis les Gilets jaunes », indique cependant M. Cavallero, confirmant un constat largement partagé par tous les observateurs des mouvements sociaux. Beaucoup font débuter cette montée en intensité aux manifestations contre la loi Travail, en 2016.

À l’international, « les manifestations qui ont ébranlé le monde ces dernières années ont fait exploser les ventes de gaz lacrymogène »écrivait dans le Monde Diplomatique en mai 2018 l’historienne Anna Feigenbaum. « Quels dommages cause-t-il à ses victimes ? Quels problèmes pose-t-il en matière de santé publique ? Nul ne le sait, car personne ne s’en soucie. Dans aucun pays il n’existe d’obligation légale de recenser le nombre de ses victimes. Aucune obligation non plus de fournir des données sur ses livraisons, ses usages, les profits qu’il génère ou sa toxicité pour l’environnement », poursuivait-elle. Alors qu’il tentait de connaître la formule précise (avec les additifs qui peuvent influencer la puissance du gaz) des grenades lacrymogènes, un journaliste de Reporterre s’était vu opposer un silence assourdissant sur le sujet. Plus récemment, au salon Milipol, les deux principaux fournisseurs de l’État français, Alsetex et Nobel Sport, ont refusé de répondre à Reporterre.

Mais que l’on se rassure, l’État français gère rigoureusement ses stocks. « Parfois ils diminuent, mais on complète toujours assez vite », indique Jean Cavallero, délégué national des CRS du syndicat Alliance.

Les gaz lacrymogènes exposent-ils au cyanure ? Un biologiste l’assure

Les gaz lacrymogènes exposent-ils au cyanure<small class="fine"> </small>? Un biologiste l'assure

Enquête 3/3 — Depuis huit mois, Alexander Samuel, biologiste, étudie la dangerosité des gaz lacrymogènes. Le coupable : le cyanure ingéré à fortes doses lorsqu’un manifestant est massivement et régulièrement gazé. Pour le prouver, il se base sur des prises de sang et une solide littérature scientifique.

  • Cet article est le troisième et dernier d’une enquête sur les effets des gaz lacrymogènes sur la santé. Le premier est ici, le deuxième, .

Professeur de mathématiques le matin, chercheur un peu pirate l’après-midi et le soir. Voilà la vie d’Alexander Samuel depuis maintenant plus de huit mois. Son sujet d’investigation est, en cette période de mouvements sociaux, d’une prégnante actualité : les effets à long terme des gaz lacrymogènes sur la santé. Et il est parvenu à une conclusion inquiétante : une partie de leurs effets les plus nocifs seraient dus au cyanure.

Enseignant dans un lycée professionnel à Grasse (Alpes-Maritimes), mais aussi détenteur d’un doctorat en biologie, il a pénétré dans le trouble nuage des lacrymos un peu par hasard. Se décrivant comme « très écolo », avec « pas mal de potes zadistes », il s’est d’abord tenu à distance des Gilets jaunes, y voyant un mouvement loin de ses préoccupations. Jusqu’à ce que des amis le traînent à une manifestation, le samedi 23 mars dernier, à Nice. « Je me suis retrouvé aux premières loges de l’affaire Geneviève Legay. J’ai voulu témoigner, j’étais très actif sur les réseaux sociaux et des Gilets jaunes m’ont contacté. » Il leur envoie son témoignage, et signe de son titre de docteur en biologie. « Ils m’ont répondu : “on a un truc pour toi”. Et ils m’ont envoyé un résultat d’analyse de thiocyanates. »

Un taux élevé de thiocyanates dans le sang pourrait démontrer une exposition au cyanure

Les thiocyanates sont le produit de la dégradation du cyanure dans le corps. Alors que le cyanure est rapidement transformé, les thiocyanates peuvent persister et être mesurés pendant plus de deux semaines. Un taux élevé de thiocyanates chez un manifestant pourrait donc montrer qu’il a été exposé au cyanure, via les gaz lacrymogènes. « Au début, quand les Gilets jaunes m’en ont parlé, j’ai cru à une fake news, raconte Alexander Samuel. Mais les témoignages de personnes malades des gaz m’avaient l’air sincères. »

Outre les irritations classiquement attendues, certains lui rapportent des évanouissements, des vertiges, des fatigues extrêmes, des problèmes musculaires, hépatiques (du foie) ou cardiaques. C’est ce qu’Alexander Samuel appelle les « effets cyanure »« Le principal effet du cyanure est le blocage de la chaîne respiratoire des cellules », explique-t-il. Les organes très consommateurs d’oxygène comme le cerveau ou les muscles sont alors touchés, ce qui explique ces symptômes — Reporterre avait d’ailleurs collecté des témoignages relatant de tels troubles. « Mais ils sont trop généralistes, reconnaît M. Samuel. J’ai donc eu une démarche dans l’autre sens. J’ai regardé s’il était possible que la molécule utilisée dans le gaz lacrymogène nous expose au cyanure. » Il déroule la démonstration, tantôt pédagogique, tantôt emporté par ses termes de spécialiste.

« Au début, quand les Gilets jaunes m’en ont parlé, j’ai cru à une fake news. »

Il vérifie rapidement que c’est effectivement le cas. La molécule utilisée dans les gaz lacrymogènes en France est du o-chlorobenzylidène malonitrile, appelée CS. Elle libère, une fois dans l’organisme, un peu de cyanure, ce célèbre poison, que l’on croise dans pas moins de cinq romans d’Agatha Christie et de nombreuses fois dans l’histoire… Le gaz lacrymogène, désormais régulièrement et abondamment utilisé en manifestation, peut-il causer des intoxications (même légères), ou des problèmes chroniques du fait du cyanure ? Pour répondre à la question, il faut pouvoir doser la quantité de cyanure pouvant arriver dans le corps par les gaz lacrymogènes.

Car, en matière de cyanure, la dose fait le poison. La cigarette ou l’alimentation (pépins de certains fruits, manioc) sont des sources d’exposition quotidiennes au cyanure. « Quand il y en a peu, il est rapidement neutralisé par l’organisme, nous indique le toxico-chimiste André Picot, un soutien de poids qui encourage Alexander Samuel dans ses recherches. Mais chez les personnes qui y sont exposées tous les week-ends via les gaz lacrymogènes, le système de défense s’épuise, et le cyanure commence à jouer son rôle toxique. » Alexander Samuel poursuit : « Il y a des effets directs, sur le moment, quand on est exposés à de fortes doses. Mais il y a aussi les effets d’une exposition répétée. Les boxeurs qui ont des hypoxies [manque d’oxygène] toutes les semaines développent ensuite la maladie de Parkinson. »

D’un débit rapide, Alexander Samuel détaille chacune de ses affirmations. Son smartphone dans une main et son ordinateur dans l’autre, il fait défiler les documents, mitraille les informations qu’il a commencé à « résumer » dans un document de plus de cent pages, qui s’appuie sur plus de 400 références, majoritairement tirées de la littérature scientifique. Il partage chaque nouvelle trouvaille, sur sa page Facebook mais aussi sur le site qu’il a créé« Je fais de la recherche open source », lance-t-il d’un air nonchalant.

« Dès que vous respirez le gaz, il pénètre très rapidement, arrive dans le sang, des réactions se produisent et il libère une molécule de cyanure »

Le biologiste a identifié deux voies d’exposition au cyanure. Tout d’abord, la molécule de CS peut libérer, comme on l’a vu, le cyanure une fois dans le corps. « Le gaz CS fait partie des molécules plutôt instables, explique André Picot. Dès que vous le respirez, il pénètre très rapidement, arrive dans le sang, des réactions se produisent et il libère une molécule de cyanure. » Alexander Samuel cite une étude des années 1980, qui avait tenté de calculer quelle quantité de cyanure pouvait ainsi se retrouver dans le corps [1]. « Elle indiquait qu’un manifestant situé à vingt mètres, pendant dix minutes, d’une grenade lacrymogène, recevait autant de cyanure que dans deux bouffées de cigarettes de l’époque [la cigarette expose aussi au cyanure] », résume Alexander Samuel. Mais cette valeur doit être désormais revue à la hausse, estime-t-il : « Avec des calculs plus proches de nos réalités de manifestation, où l’exposition est plus forte et plus longue, on peut atteindre des doses de cyanure bien plus élevées. »

Le cyanure pourrait aussi être directement libéré dans l’air. « La dégradation du CS à forte température produit du cyanure, poursuit Alexander Samuel. Une étude de 2013, menée au sein de l’armée étasunienne, montre que cela arrive dès 100 degrés, et que les soldats sont exposés. » Elle conclut notamment que, même si les quantités de cyanure repérées restent en dessous des limites d’exposition, il faudrait « de nouvelles recherches sur les effets d’une exposition chronique », les soldats étant régulièrement au contact du CS. On pourrait donc, tout simplement, respirer du cyanure quand on se fait gazer en manifestation.

Des soldats étasuniens dans une « chambre » dédiée pour leur faire faire l’expérience de l’exposition au gaz lacrymogène CS.

Pour Alexander Samuel, une personne exposée régulièrement plusieurs heures d’affilée aux gaz lacrymogènes risque d’avaler des doses de cyanure dangereuses pour la santé. Pour le démontrer, des Gilets jaunes avaient déjà incité à faire des analyses de thiocyanates (dérivé du cyanure dans le corps, comme nous l’avons expliqué plus haut). Des groupes Facebook de Gilets jaunes avaient relayé, dès avril, des résultats montrant des taux de thiocyanates supérieurs à la normale chez certains manifestants. Mais elles avaient été jugées insuffisantes par les toxicologues interrogés dans différents médias pour juger d’une intoxication au cyanure. Les taux étaient importants, certes, mais pas suffisamment significatifs selon eux. Et puis, comment prouver que c’est bien par les gaz lacrymogènes, et pas par l’alimentation ou la cigarette, que ces personnes ont été exposées ? Les articles de presse publiés en avril et mai dernier avaient donc écarté cette hypothèse. « Le danger des gaz lacrymogènes vient plus de leur effet irritant que de potentielles traces de cyanure »avait conclu LCI, résumant ainsi la position de la majorité des médias.

« Quand beaucoup de grenades lacrymogènes sont lancées sur des personnes nassées, il y a lieu de s’inquiéter »

Mais Alexander Samuel, à l’aide de trois médecins, a aussi réuni plus d’une cinquantaine d’analyses de thiocyanates dans le sang ou les urines de manifestants, présentant des taux élevés. Face aux critiques des toxicologues relayées dans les médias, « on a décidé de mesurer directement le cyanure présent dans le sang au moment de la manifestation », explique-t-il, le regard déterminé encadré par sa barbe et ses cheveux détachés, tous deux longs et roux. Pour ce faire, le biologiste a trouvé un test développé par une jeune entreprise suisse, Cyanogard, qui permet de mesurer facilement de taux de cyanure dans le corps. Les premières tentatives, le 20 avril et le 1er mai, ont été un échec relatif. Le test s’est révélé difficilement lisible, et une polémique s’est installée, partant du petit monde des Gilets jaunes et des street medics pour atterrir dans les médias. Les prises de sang « sauvages » en manifestation sont dénoncées comme dangereuses. Une enquête préliminaire est ouverte par le parquet de Paris, notamment pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Toutes les personnes étaient consentantes, avaient des ordonnances, et les prises de sang ont été faites par des professionnels, se défendent Alexander et les trois médecins.

Des manifestants dans les gaz, le 1er mai 2019 à Paris.

Finalement, il a fait une ultime tentative de mesure, en juin. Cette fois-ci, ce sont lui et son équipe qui ont joué les cobayes, prélevant leur sang avant la manifestation, puis après exposition aux gaz. Ce jour-là, l’équipe de médecins et le biologiste étaient accompagnés de la journaliste du Nouvel Obs Emmanuelle Anizon et du fabricant du kit de mesure. « Je suis resté dans les gaz jusqu’à avoir des vertiges, ce qui arrive régulièrement à des gens », raconte Alexander Samuel. Pour lui, le résultat est cette fois-ci sans appel, les analyses montrent que les taux de cyanure augmentent significativement, et atteignent « des niveaux supérieurs au seuil de dangerosité », indique-t-il. Désormais, « on sait qu’il y a du cyanure, poursuit-il. Donc quand beaucoup de grenades lacrymogènes sont lancées sur des personnes nassées, et utilisées en quantité importante et de façon répétée, il y a lieu de s’inquiéter. » Il relève notamment qu’« il n’y a aucune limitation du nombre de grenades lacrymogènes pouvant être utilisées par les forces de l’ordre ».

Son discours reste cependant contesté par plusieurs toxicologues français, et notamment Jean-Marc Sapori, du centre anti-poison de Lyon, qui travaille dans le domaine des NRBC — comprenez risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques. « Le test de Cyanoguard n’est utilisé ni en France ni en Suisse, et cette firme ne répond pas aux normes. Je reste donc très prudent quant à l’efficacité de ce test, conteste-t-il. Par ailleurs, reprenez les articles scientifiques qui synthétisent les conséquences d’une exposition au gaz lacrymogène. Les effets décrits ne correspondent pas à ceux d’une intoxication au cyanure. » Il préfère en rester à la réponse scientifique majoritairement donnée aujourd’hui, qui écarte la possibilité que le CS produise suffisamment de cyanure pour atteindre des doses dangereuses.

Un silence officiel est entretenu autour des effets sur la santé potentiels des gaz lacrymogènes

Alexander Samuel estime que le débat a été prématurément enterré. Une expérimentation en bonne et due forme serait donc nécessaire pour conclure la discussion. Mais veut-on vraiment connaître la vérité ? Alexander Samuel voulait doubler ses analyses avec un protocole plus officiel. « J’ai contacté tous les laboratoires de France qui possédaient l’appareil nécessaire, ils m’ont tous répondu qu’il n’est pas possible de le paramétrer pour le cyanure », regrette-t-il. Il a tenté en Belgique, où un toxicologue avait accepté de recevoir les échantillons, avant de se retirer.

Comme Reporterre l’a expliqué dans ses précédents articles, en France, un silence officiel est entretenu autour des effets sur la santé potentiels des gaz lacrymogènes. Il faut dire qu’au-delà de leur utilisation pour le maintien de l’ordre, ils représentent un marché prospère. « Le secteur de la sécurité a connu 4,5 % de croissance annuelle en moyenne entre 2013 et 2017 », se félicitait le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, au salon Milipol 2019. Car la France exporte en quantité du matériel de répression.

Pour tenter de briser ce silence, Alexander Samuel écrit, sollicite, échange en permanence sur le sujet avec des scientifiques un peu partout dans le monde. Il a traduit la synthèse de son travail en anglais afin de la partager le plus largement possible. Il a commencé à faire relire le résultat de son travail par certains pontes de la recherche en toxicologie, afin d’obtenir une validation scientifique lui donnant plus de poids. André Picot l’aide aussi à peaufiner son rapport. Il poursuit ses recherches, nous parle d’une nouvelle astuce qu’il aurait trouvée pour calculer la quantité de cyanure se retrouvant dans le corps. Il tire tous les fils, a aussi pris contact avec des politiques. « Il s’agit d’un problème de santé publique, et on a des éléments suffisants pour sonner l’alerte », répète Alexander Samuel à qui veut bien l’écouter.

La dérive sécuritaire

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  • Écrit par  Françoise Verna 
  • mercredi 4 décembre 2019 09:30 
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Le maintien de l’ordre est éclaboussé par plusieurs scandales, et dans ces affaires le gouvernement a une lourde responsabilité.
À Marseille, une octogénaire, Zineb Redouane, est morte après avoir reçu un tir de grenade lacrymogène, effectué par un CRS, alors qu’elle fermait ses volets, le 1er décembre 2018. Une instruction est ouverte à Lyon, la famille ayant obtenu le dépaysement du dossier. Si la dérive du maintien de l’ordre avec son lot de bavures, ne date pas du mouvement des Gilets jaunes, il a pris une particulière acuité depuis novembre 2018. Comme si la seule réponse à la soif d’égalité et de démocratie était la répression et de décourager les manifestants. Les policiers à qui le gouvernement ordonne de faire le sale boulot ne sont pas non plus épargnés.

Scandale sanitaire ?

Il ne s’agit pas ici de faire peur mais d’exposer des faits à l’aune, notamment, du travail minutieux du biologiste Alexander Samuel sur la nocivité des gaz lacrymogènes.
Les armes utilisées à grande échelle ont provoqué à ce jour 2 448 blessés parmi les manifestants et 561 signalements ont été déposés à l’IGPN, selon les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur. Au 21 novembre 2019, l’État a recensé un total de 9 071 tirs de LBD, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées et 5 420 tirs de grenades de désencerclement
Selon le décompte du journaliste David Dufresne, 25 personnes ont été éborgnées et cinq mains arrachées. C’est à ce jour le plus gros scandale du maintien de l’ordre. Un autre est en train de poindre et pourrait devenir un véritable scandale sanitaire.

« Les lacrymos causent des intoxications au cyanure » Alexander Samuel, docteur en biologie

  • Écrit par  Sylvain Fournier 
  • mercredi 4 décembre 2019 09:11 
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Les forces de l’ordre avancent dans un nuage de lacrymos après avoir lancé des grenades, le 17 novembre, aux abords de la Plaine (Marseille) , pour empêcher la tête de cortège des Gilets jaunes d’y prendre pied. Un usage massif qui n’épargne ni les manifestants pacifiques, ni habitants et passants ni policiers et gendarmes.

Les forces de l’ordre avancent dans un nuage de lacrymos après avoir lancé des grenades, le 17 novembre, aux abords de la Plaine (Marseille) , pour empêcher la tête de cortège des Gilets jaunes d’y prendre pied. Un usage massif qui n’épargne ni les manifestants pacifiques, ni habitants et passants ni policiers et gendarmes. PHOTO Sylvain Fournier

Docteur en biologie et enseignant, Alexander Samuel mène des recherches depuis plusieurs mois sur les effets du gaz lacrymogène : « Le gaz CS provoque des intoxications au cyanure qui est libéré dans le sang après inhalation ». Il livre ici sa démarche et ses premières conclusions. Édifiant.


La Marseillaise : Pourquoi se pencher sur de supposés liens entre le gaz lacrymos et cyanure ?
Alexander Samuel : Des Gilets jaunes m’ont montré des résultats d’analyses au cyanure, enfin, un dérivé du cyanure, le thiocyanate, qui reste deux semaines dans le sang, le cyanure reste quelques minutes, au maximum une heure. Ils étaient convaincus que cela venait des lacrymos. Je suis spécialiste fake news de l’Académie de Nice, et leur ai dit que c’était une fake news. Et en tant que biologiste, j’ai voulu démontrer que c’était bidon… Même s’ils m’ont décrit des symptômes qui n’étaient pas simplement dus aux grenades lacrymogènes, mais pouvant être reliés au cyanure, comme tomber dans les pommes, etc. Cela pouvait aussi être dû à tout et n’importe quoi. J’ai, dans un premier temps, regardé rapidement la littérature scientifique.

Et qu’avez-vous constaté ?
A.S. : J’ai été étonné. Depuis les années cinquante, les études montrent que ce gaz libère du cyanure dans le sang, par métabolisme. Il n’y a pas du cyanure caché, dans la grenade, c’est une grosse molécule qui contient des groupements de cyanure, et ces groupements quand ils sont libérés, sont dangereux.
Donc, le cyanure est bien présent dans le gaz lacrymogène ? Comment est-il libéré ?
A.S. : À la base, il se situe dans la molécule entière : l’ortho-chlorobenzylidène malonitrile, le gaz CS, pour faire simple. Dès qu’il rentre en contact avec des fluides, comme le sang, ses composés sont découpés et le cyanure est libéré. Il est aussi libéré par dispersion thermique, quand on le chauffe. Une étude récente, de 2013, a démontré que c’était libéré dès 100 degrés. Et, plus il fait chaud, plus la molécule est dégradée, et plus il y a de cyanure libéré.

Les effets des gazeuses et des grenades sont identiques ?
A.S. : Pour les grenades, il y en a probablement dans l’air puisque ce sont des palais qui sont chauffés – dispersion thermique. Pour les sprays, il n’y en a probablement pas dans l’air. Mais dans les deux cas, la molécule passe par les surfaces poreuses, la peau, va être inhalée, et va être transformée en cyanure dans le corps, par le métabolisme.

Quelles sont les méthodes utilisées pour démontrer la présence de cyanure ?
A.S. : Au départ, nous savons qu’il y a du cyanure. Reste une inconnue : quelle est la dose, est-elle dangereuse ? Une petite dose de cyanure correspond à une bouffée de cigarette, ce n’est effectivement pas très grave. Le seul indice que nous avions c’était cette analyse d’un dérivé de cyanure qui nous disait que la dose était 2 à 3 fois au-dessus de la normale. Nous avons demandé aux gens exposés au gaz lacrymogène de faire des analyses de thiocyanate… Et nous avons eu droit à une levée de boucliers et des critiques très violentes.

Vous avez eu combien d’analyses ?
A.S. : Moi-même j’en ai une vingtaine, et le médecin avec qui je travaille affirme que nous en avons une cinquantaine. Au début, nous avons eu un mal fou à récupérer les résultats… On a dû insister lourdement pour avoir les cinq premiers… Puis la procédure a été critiquée, car le thiocyanate n’était pas un bon marqueur : il reste longtemps dans le corps, et l’ingestion de fumée de cigarettes, de pépins, de manioc ou d’amandes peut influer sur le résultat. Nous ne pouvions en conclure que cela provenait du gaz lacrymogène. Le seul moyen de vérifier qu’il y avait un taux élevé de cyanure juste après l’exposition au gaz lacrymogène, c’était de mesurer le cyanure immédiatement après.


Comment avez-vous fait ?
A.S. : J’ai contacté une entreprise, une start-up suisse, qui fabrique, depuis 2018, un kit novateur permettant de mesurer directement le taux de cyanure dans le sang, un peu comme un alcootest. La différence avec un alcotest c’est qu’il faut du sang. J’ai demandé au médecin s’il pouvait mettre en place un cadre correct, une procédure, pour faire une prise de sang dans l’heure qui suit un gazage. Et donc, trois médecins m’ont aidé. L’objectif était de permettre au patient de vérifier si les vertiges ou la perte de connaissance venait d’une crise d’épilepsie comme l’estimaient les toxicologues ou pouvaient être dus à une intoxication au cyanure, comme je le soupçonnais. C’était dans l’intérêt du patient, tout a été fait avec des consentements signés. Malgré cela, le parquet de Paris a ouvert une enquête – toujours en cours, pour « mise en danger de la vie d’autrui et violence aggravée », concernant les prises de sang… L’ensemble des médecins et moi-même avons été interrogés en juillet.

Puis vous avez été arrêté et votre matériel saisi…
A.S. : Après avoir fait publier les premiers résultats – dans l’Obs et l’Huma – début août, j’ai été mis en garde à vue parce que j’aurais « lancé une trottinette et dégradé un véhicule » lors d’une manif. L’affaire a été classée sans suite. J’ai eu une deuxième garde à vue, un mois plus tard, en octobre. J’avais un rendez-vous à Nice, des militants faisant une action à la Société Générale, à proximité de mon point de rendez-vous, j’ai été contrôlé et embarqué avec 48 heures de garde à vue et perquisition à mon domicile. Les policiers y ont saisi un tee-shirt de medic, un sac à dos… et, ce qui m’a le plus choqué : des livres, concernant les travaux que je fais sur les gaz, et l’ensemble de mon matériel informatique a été saisi, ils ont aussi consulté devant moi mes mails… J’ai été libéré avec un classement sans suite. Un des livres, rare, a été détruit, le matériel m’a été restitué…

Quel est le niveau d’intoxication des manifestants, policiers, habitants ?
A.S. : Il y a déjà les effets directs des lacrymos. Avec de gros problèmes pulmonaires, qui ont fait l’objet d’études, lors de l’entraînement des soldats américains, notamment. Une autre étude, turque, a démontré que les habitants des quartiers exposés avaient aussi de gros problèmes pulmonaires. Pour le cyanure, lorsque la dose est très légère, il est transformé en thiocyanate doucement, et il ne se passe quasiment rien. À côté de ça, on peut avoir des effetsaigus lorsque la concentration arrive entre 0,25 et 0,5 mg / litre de sang. La dose mortelle est difficile à définir, elle tient à une accumulation, mais entre 50 et 100 mg, on est sûr de mourir. Ce que j’ai mesuré, c’est : 0,7 mg par litre de sang, on atteint « l’effet aigu » qui peut occasionner perte de mémoire, perte de connaissance, vertiges, soit les effets d’hypoxie. Ces effets ont été vus, vécus et rapportés. Aujourd’hui l’interrogation porte sur les personnes qui y sont exposées fréquemment. C’est comme si on jouait au jeu du foulard avec les manifestants, toutes les semaines. Avec des risques inhérents, sur les reins, le foie…


Que comptez-vous vous faire pour faire connaître vos résultats…
A.S. : Nous n’avions pas envisagé de les médiatiser à outrance. Nous voulions alerter les autorités de Santé. La Haute autorité de santé, nous a renvoyés vers d’autres organismes. Et pour l’instant ils se renvoient la balle… Je n’arrive pas à imaginer que les autorités de Santé, ne soient pas déjà alertées. Les études sont publiques et publiées. Je suis étonné que peu de toxicologues français agissent… Pour pouvoir alerter davantage, je suis entré en relation avec André Picot, de l’association de Toxicologie-chimie de Paris, il a accepté d’être coauteur d’un dossier et de le publier au nom de l’ATC. Avec plus de 500 références scientifiques.


Entretien réalisé par Sylvain Fournier

ALEXANDER SAMUEL : « TEAR GAS POISONS»

Tuesday, November 5th, 2019

Emilien Urbach

Whistleblower. The young biologist from Nice highlights large doses of cyanide in the blood of demonstrators exposed to this chemical weapon.

« Cyanide in the tear gas used for law enforcement? Would the government poison the population? Unthinkable! It was the first reaction of Alexander Samuel, a math teacher and doctor of biology, when the yellow vest Julien Chaize, in April 2019, asked him to study this hypothesis. Six months later, the young scientist from Nice is convinced, significant doses of poison circulate in the blood of gassed demonstrators.

This conviction disturbs. On Saturday November 2, Alexander was taken into police custody on the grounds that he was implicated in a symbolic, bio-painted attack on a bank. He denies it but remains locked up for forty-eight hours. His home is searched. Its computer equipment and many documents are thoroughly inspected. A military manual from 1957, « on protection against combat gases », is seized and destroyed.

Away, he observes the violence

This episode is apparently unrelated to his research on tear gas. In any case, the biologist has already compiled his work in a report. It will be published in the coming days by the Toxicology Chemistry Association, founded by André Picot, honorary director of the chemical risk prevention unit at the CNRS. The latter will co-sign the Alexander publication alongside other researchers and doctors.

There was nothing to suggest such a result when, at the beginning of spring, Alexander went for the first time to a demonstration of yellow vests. « I was suspicious, » he admits. In the Alpes-Maritimes, the far right was very present at the start of the movement and my environmental convictions were at odds with the demands linked to fuel taxes. Curious, however, he went to the rally organized on March 23 in Nice.

At a distance, he observes the violent police charges during which the head of Attac, Geneviève Legay, is seriously injured. Alexander does not attend the scene directly but he sees the street medics, these militant rescuers who intervene during the demonstrations, prevented from intervening and being arrested. Alexander films. He was immediately placed in police custody. It’s his first time.

« I was shocked, » says the scientist. The conditions of my detention, the lies of Emmanuel Macron and the prosecutor concerning Geneviève Legay made me stand in solidarity with the movement. He decides to gather everything that could make it possible to establish the truth and to pass it on to yellow vests who intend to seize the United Nations. Among them, Julien Chaize wants to convince him to look into the case of a demonstrator who, following an exposure to tear gas, displayed an abnormally high level in the blood of thiocyanate, molecule formed after the assimilation of cyanide by the liver.

This is an isolated case. Impossible for Alexander to see in it evidence of massive poisoning of the population. Incredulous, he participated in other demonstrations and observed the reactions of people exposed to the gases. Vomiting, irritations, disorientation, loss of consciousness … these fumes don’t just make you cry.

Alexander consults the scientific literature. The tear gas component used in France is 2-Chlorobenzylidene malonitrile. As it is considered a chemical weapon, its use is prohibited in the context of armed conflicts. Not for policing. For the biologist, the verdict is clear, this molecule, once present in the blood, releases cyanide. Several studies since 1950 confirm this. None said otherwise. But this poison is also present in cigarettes and a multitude of foods. Its dangerousness is therefore a question of dosage. How to measure it?

Alexander and three doctors in yellow vests then proposed to the demonstrators to have their blood analyzed to determine a level of thiocyanate. But this marker is not reliable enough. Cyanide must be quantified. However, the poison is only detectable in the blood for a few tens of minutes. Armed with a kit of tests, prescriptions and forms to be signed by the candidates for an exam, they decided to take blood and urine samples directly during the demonstrations of April 20 and May 1.

The results are edifying

The results of the first samples confirm the significant presence of cyanide, but do not give the precise dosage. On June 8, in Montpellier, the team perfected their protocol. Alexander, the three doctors and a few accomplices make themselves guinea pigs from their experience. They test their blood before the demonstration and afterwards. The results are edifying. Scientific community considers cyanide poisoning

Émilien Urbach



Fabriquer un système respiratoire de fortune

Un système artisanal pour éviter de se faire confisquer un masque tout en étant protégé efficacement contre le gaz lacrymogène, à condition de maîtriser une technique de respiration.
Il faut inspirer par la bouche dans le tuyau, afin que l’air passe par le filtre, et expirer par le nez (sans recracher l’air dans le tuyau)

Matériel requis

Il faudra une cartouche filtre à gaz de type P3 (le plus souvent A-P3), du scotch résistant et renforcé, un cutter et un tuyau qu’il faudra couper à la longueur adéquate.

Etapes de fabrication

1) Ouvrir l’avant du filtre et prendre le bouchon en plastique
2) Faire un trou dans le bouchon à l’aide du cutter pour faire passer le tube et le coincer à l’aide d’une vis
3) Scotcher l’ensemble abondamment de façon à ce que le scotch passe bien sous le capuchon plastique
4) Ajouter un élastique et fixer le bouchon sur le filtre.
5) Utiliser le filtre en respirant avec la bonne technique

Conseils de conservation

Pensez à bien déboucher le bas du filtre quand vous respirez, et à le reboucher quand vous avez fini de l’utiliser.
Un gant placé à l’extrémité du tuyau peut être ajusté et éviter que de l’air ne passe dans le filtre lorsqu’on ne l’utilise pas.

Fabriquer un masque de fortune

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Couper une bouteille de soda de 2 litres comme indiqué.
Coller une bande de caoutchouc sur les bords de la bouteille.
Coller du tissu par-dessus le caoutchouc.
Insérer un masque respiratoire dans la bouteille.
Fixer un élastique pour accrocher au visage.
Ajouter un peu de vinaigre pour humidifier le masque avant de le porter.

Acute tear gas health hazards pointed by a French health report

Link to article

The French society of toxicology just published a report about “tear gas usage and its short and long term toxic effects”. L’Obs exclusively released this document.

By Emmanuelle Anizon

Published June 27th 2020 at 9 a.m., update 9:45 a.m.

A man throws a tear gas grenade back, in Bordeaux, December 5 2019. (NICOLAS TUCAT / AFP)

French society of toxicology-chemistry, Paris, published a report about “tear gas usage and its short and long term toxic effects”. 126 pages, over a year of hard work by Alexander Samuel. L’Obs was already the first magazine to publish a portrait of this maths high school teacher, PhD in molecular biology, and disheveled haired itching powder who accidentally leaded a healthcare team in doing blood and urine analysis on Yellow Vests Movement protestors in France, to detect presence of Cyanide in tear gas, and its consequence on public health.

“Tear gas harmfulness has already been largely questioned worldwide, but such a review had never been written, says André Picot, head of the Society Of Toxicology-Chemistry. Most of the studies are not publicly available because they are limited to the military domain. This work is of public interest”. Burning hot news, while protesters are drowning in tear gas clouds every day around the world.

What does this review say? Outside of technical biological analysis, which we will not comment out of complexity, this review describes tear gas effects and highlights the importance of cyanide in producing those effects. Each CS tear gas molecule that is absorbed will release two cyanide molecules. Absorption is not only respiratory, but can also be cutaneous.

This review describes the mechanism of cyanide poisoning (blocking the respiratory chain and causing an oxidative stress), and details what happens to the human body even at low dose intoxication. This molecule mainly affects brains, livers and kidneys. Eyes would also be affected (cataract…). It has an effect on central nervous system (headache, anwiety, dizziness, confusion, loss of consciousness, paralysis and even coma), on the respiratory tract (hyperventilation, tachypnea, dyspnea or apnea in extreme cases), on the cardiovascular system (hypotension, palpitations, arrythmia, tachycardia…), and even causing damage to thyroid, gastro-intestinal system (nausea, vomiting, diarrhea), musculo-skeletal system (muscular rigidity), liver… In New Jersey, the Department of Health calls protesters who are exposed to check up their livers and kidneys. “Why is nothing done in France? Asks Alexander Samuel. For political reasons, the scientific aspect is not explored.”

Deaths ?

In his review, Alexander Samuel reminds events in which CS could have caused death, directly or indirectly. “A link is often established by families and friends between tear gas exposure and death, but there are often discussions and there is rarely clear evidence. Recently in the United States, a young woman died from a pulmonary issue just after a demonstration with strong tear gas exposure. It was first said it might be due to tear gas, then discussed… We will probably never know. In France, Steve Maïa Caniço, a young man from Nantes drowned in June 2019 after falling in the Loire river during the music fest in June 2019. This happened just after a police charge with at least 33 tear gas grenades in les than half an hour. Enough to disorient someone… And yet, I regret no forensic analysis

Alexander Samuel hopes his work will trigger more awareness.

“What I have written interrogates. I would like other people to start working on answering those questions I raise.”

He still goes on interacting with scientists, sociologists, and Non-Governmental Organizations (like Amnesty International, who just launched a website dedicated to tear gas). He already teaches dangers of using tear gas through web conferences to police officers… from Chile.

Emmanuelle Anizon

Le manuel interne des Carabineros reconnaît des risques élevés pour la santé causés par l’utilisation intensive de gaz irritants …

… mais il ne donne pas d’indication sur le mode opératoire (quantité et fréquence de tirs par exemple) pour que cette arme ne représente pas de réel danger.

le 20.11.2020 Par Mauricio Weibel

CIPER a accédé au document officiel de Carabineros qui cadre les actions de contrôle de l’ordre public et a pu détecter plusieurs normes ou procédures qui ne sont pas suivies par les agents sur le terrain. Dans certains cas, il n’existe même pas de mécanismes pour vérifier la conformité de l’action répressive. Le manuel indique par exemple que l’exposition aux gaz irritants de type CS, utilisés par Carabineros, génère un « danger immédiat pour la vie et la santé » lorsque sa concentration atteint 2 mg / m3. Cependant le document ne rapporte pas au bout de combien de tir de cartouche (ou grenade) ou en combien de temps il est possible d’atteindre ces niveaux. Les experts demandent un plus grand contrôle sur l’institution Carabineros pour surveiller ces aspects techniques qui ne sont pas réglementés en détail jusqu’à maintenant.

Carabineros est conscient que l’utilisation massive de dissuasifs chimiques peut causer de graves dommages à la santé. C’est indiqué dans son propre Manuel d’Opération pour le Contrôle de l’Ordre Public : « Conformément aux normes internationales NIOSH et OSHA, les limites d’exposition (aux gaz irritants de type CS) correspondent à 0,4 mg / m3. La concentration de dangerosité immédiate pour la vie ou la santé est de 2 mg / m3 », précise le document consulté par CIPER.

Bien qu’il s’agisse du manuel opérationnel par lequel toutes les actions de contrôle de l’ordre public doivent être régies, le document ne contient pas d’informations qui instruisent les fonctionnaires de police sur la quantité de tir qui peuvent être effectués dans un laps de temps donné pour éviter un niveau de concentration de gaz CS dangereux pour la santé.

CIPER a demandé aux Carabineros comment sont évalués sur le terrain les niveaux et le danger du gaz CS tiré sur les manifestants. La réponse ne spécifie pas de procédures pour mesurer l’exposition des civils ou des policiers aux produits chimiques CS et se limite à noter que les Carabineros « depuis 2013 ont des protocoles réglementés spécifiques pour le maintien de l’ordre public, qui ont été récemment mis à jour. En plus de cela, l’utilisation de dissuasifs chimiques est similaire à celle utilisée par la police dans d’autres pays et est conforme aux normes et standards internationaux ».

Le manuel ne contient pas non plus de protocoles pour évaluer l’augmentation de la toxicité dans l’air et comment cela peu affecter les habitants d’une zone constamment soumise à des gaz de ce type, comme cela s’est produit dans le secteur de la Plaza Italia (Plaza Dignidad). Tout est à la merci des critères subjectifs du chef des opérations qui est sur le terrain à ce moment-là.

Les registres des Carabineros enregistrent des cas d’utilisation intensive de dissuasifs chimiques dans lesquels les limites auraient pu être dépassées. Par exemple le 10 décembre 2019, Journée internationale des droits de l’Homme, lorsque des membres des forces spéciales ont lancé 34 grenades  contenant du gaz irritant et 369  cartouches contenant le même produit chimique à proximité de la Plaza Italia. Selon les rapports des Carabineros rendu à la justice, cet arsenal a été tiré sur les manifestants entre 16h30 et 21h45. Autrement dit, plus d’une dose de gaz irritant par minute.

https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/100-fotos-de-la-marcha-mas-grande-de-chile_migrar-photo_23.jpg

Crédits: Migrar Photo

Face à des volumes tels que ceux décrits dans le paragraphe précédent, la toxicologue Fernanda Cavieres, de l’Université de Valparaíso, soulève « la nécessité de normes juridiquement validées au Chili sur l’utilisation du gaz CS ».

Le manuel de Carabineros – plus de 200 pages – confirme qu’au Chili ce ne sont pas des gaz lacrymogènes mais des irritants qui sont utilisés. Ils sont plus puissants et provoquent « une irritation des yeux, des voies nasales et de la gorge, des pleurs, de la toux, une détresse respiratoire, une fermeture des yeux involontaires, des démangeaisons dans différentes parties du corps ».

Les instructions des Carabineros insistent sur le fait que l’utilisation de cet agent chimique, appelé Orthochlorobenzolmalononitrile (CS), doit être rationnelle et ne doit jamais être utilisé à proximité d’hôpitaux ou de centres éducatifs. Cela n’a pas non plus été respecté, comme l’a montré une vidéo enregistrée le 8 novembre 2019, dans laquelle on observe comment des membres de l’institution ont tiré des dissuasifs chimiques dans la zone d’entrée de l’hôpital Gustavo Fricke à Valparaíso.

(Source : https://elperiodicocr.com/chile-carabineros-disparan-y-arrojan-lacrimogenos-dentro-de-hospital-en-valparaiso/)

Ce document, qui est utilisé pour l’instruction du personnel des forces spéciales, indique également qu’il est interdit de pointer des carabines tirant des cartouches de gaz ou de lancer des grenades à dissuasion chimique directement sur les manifestants, chose qui n’a pas été respecté à plusieurs reprises, comme le montrent les attaques subies par Héctor Gana le 12 décembre 2019 (un mois dans le coma : https://www.ciperchile.cl/2020/02/20/obrero-que-estuvo-un-mes-en-coma-por-lacrimogena-protesto-por-lo-que-nos-falta-lo-que-nos-quitan/) et de Fabiola Campillai le 26 novembre 2019 (rendue aveugle https://www.ciperchile.cl/2020/01/27/fabiola-campillai-para-mi-no-hay-justicia-tus-ojos-no-puede-haber-nada-que-te-los-devuelva/), entre autres victimes de ces abus.

Juzgado condena por homicidio frustrado a carabinero que disparó bomba  lacrimógena a la cabeza de civil en Rancagua - La Tercera

Concernant la différence entre les normes et ce qui se passe réellement sur le terrain, la sociologue et spécialiste des questions de sécurité publique Lucía Dammert déclare : « Carabineros a réussi à établir des normes adaptées à la loi et cela est reconnu, mais le fait est que personne ne contrôle le respect de ses normes et de ses propres procédures sur le terrain » (voir l’éditorial « Les Carabineros : une institution qui (légalement) se contrôle seule » : https://www.ciperchile.cl/2020/01/30/carabineros-una-institucion-que-legalmente-se-manda-sola/).

Un exemple de cette autonomie est que la police en uniforme n’a même pas jugé utile d’informer la Cour d’Appel de Concepción (ville du Sud du Chili) du danger pour la santé du gaz CS, cela suite à « l’appel à protection » déposé par l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH), une entité qui exigeait d’interrompre l’utilisation de ces dissuasifs chimiques lors des manifestations de 2019, précisément en raison des risques liés à leur utilisation (voir la réponse des Carabineros au tribunal : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-6-Respuesta-de-Carabineros.pdf).

ÉTUDES INTERNATIONALES

Le manuel de Carabineros cite la norme NIOSH, publiée par le Center for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis, en mentionnant les niveaux de concentration de gaz de type CS qui présentent un danger immédiat pour la santé et la vie humaines. Cette norme a été élaborée à partir d’expériences développées en 1961 par l’armée américaine et précise qu’une personne ne doit pas être exposée plus de deux minutes à une concentration de 2 mg / m3.

(Voir norme https://www.cdc.gov/niosh/npg/npgd0122.html et https://www.cdc.gov/niosh/idlh/2698411.html ).

« Il a été signalé que les concentrations incapacitantes médianes variaient de 12 à 20 mg/m3 après environ 20 secondes d’exposition [U.S. Depts of Army and Air Force 1963] et qu’une exposition de 2 minutes à des concentrations comprises entre 2 et 10 mg/m3 était considérée comme « intolérable » par 6 personnes sur 15. [Army, 1961]. Dans une autre étude, 3 volontaires sur 4 exposés à 1,5 mg/m3 pendant 90 minutes ont développé des maux de tête et 1 volontaire a développé une légère irritation des yeux et du nez. Les volontaires ont trouvé que les concentrations supérieures à 10 mg/m3 pendant plus de 30 secondes étaient extrêmement irritantes et intolérables en raison de brûlures et de douleurs aux yeux et à la poitrine [Punte et al. 1963]. Des expositions supérieures à 14 mg/m3 pendant une heure ont produit une irritation extrême, un érythème et une vésication de la peau des volontaires [Weigand, 1969] », explique le CDC.

À ce propos, il convient de noter que chaque cartouche utilisée au Chili contient 23 mg de dissuasion chimique CS [remarque : il semble que ce soit davantage, 23mg par palet, or il y en a 3 par grenade].

(Voir le document classé secret de Carabineros : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-1-Ficha-gas-CS.pdf).

À titre de référence, une étude scientifique sur l’utilisation massive de gaz CS au cours des  mobilisations qui ont eu lieu à Ankara, en Turquie, a révélé que « la sécurité des produits chimiques utilisés comme agents de contrôle des masses pendant les manifestations est douteuse, car ces agents sont associés à divers risques pour la santé, et le devoir des scientifiques n’est pas de corriger ces doutes, mais d’ouvrir la voie à l’élimination de tous les facteurs qui menacent la santé humaine à leur source » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-2-Estudio-Ankara.pdf).

Une étude similaire, développée au Venezuela par le professeur Alejandro Rísquez, explique que « lorsqu’une grenade CS dissipe son gaz à l’air libre, un nuage de six à neuf mètres de diamètre est généré, concentrant une densité plus élevée au centre de jusqu’à 5000 mg / m3 qui se dispersent en périphérie. Les concentrations sont beaucoup plus élevées dans les espaces clos et potentiellement mortelles au-dessus de 50 000 mg / m3 dans 50 % des cas » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-3-Estudio-Venezuela.pdf).

De plus, une analyse publiée dans Annals of the New York Academy of Sciences a révélé que « l’exposition aux gaz lacrymogènes produit un large spectre d’effets sur la santé, y compris ceux de types aigus et chroniques » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-4-Estudio-EEUU.pdf). « Des effets respiratoires ont également été observés chez les résidents des zones où des gaz lacrymogènes ont été tiré, ce qui suggère que les agents de gaz lacrymogènes posent un danger persistant pour la santé », a ajouté l’étude des chercheurs Craig Rothenberg, Satyanarayana Achanta, Erik Svendsen et Sven-Eric Jordt. Bien qu’ils admettent qu’il n’y a pas d’études approfondies sur ce sujet, ils soulignent tout de même qu’il y a des cas de lésions oculaires permanentes et des cas de décès massifs, comme cela s’est produit avec 37 détenus dans une prison du Caire, en Égypte, en 2013 (voir le rapport de la BBC : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-26626367).

« Les preuves tirées des quelques études épidémiologiques disponibles et des études de cas précis montrent que le gaz lacrymogène peut causer de graves dommages et est une menace en particulier pour certaines populations potentiellement plus vulnérables comme les enfants, les femmes et les personnes touchées par des morbidités respiratoires, cutanées et cardiovasculaire », conclut l’étude.

Pour cette raison, rappellent les chercheurs, ce type de gaz était interdit en tant qu’arme de guerre dans la Convention Internationale sur les Armes Chimiques de Genève (1993). Cependant, les gouvernements les maintiennent autorisés pour réprimer les manifestations civiles (voir le document de la convention : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-5-Convenci%C3%B3n.pdf).

AUTRE RISQUE : LE CANON À EAU

Le manuel des Carabineros pour le contrôle de l’ordre public établit également d’autres procédures pour éviter des lésions graves liées à l’utilisation du canon à eau (« guanaco » au Chili), aux tirs de fusils antiémeutes et aux coups de matraque (appelés «lumas»), mais qui ne sont pas toujours suivies, comme le prouvent divers documents audiovisuels.

Le document, par exemple, indique que dans le cas du canon à eau « le jet ne peut pas viser des mineurs ou des personnes âgées, même en possession d’objets dangereux ». Dans ces cas, le manuel recommande de projeter l’eau au sol, en direction des pieds, avant l’arrestation des manifestants.

Cependant, les informations indiquant que  la police ne se conforme pas à cette norme sont nombreuses. En effet, le Défenseur des Droits de l’Enfance a présenté un rapport au Sénat dans lequel il précisait qu’entre le 18 octobre et le 9 décembre 2019, quelque 450 enfants et adolescents ont subi des agressions de ce type.

(Voir le rapport : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-7-Defensor%C3%ADa-de-la-Ni%C3%B1ez.pdf).

Il existe également des cas de tir direct contre les personnes handicapées et les femmes, groupes qui selon le manuel ne devraient pas faire l’objet de cette pratique. Par exemple, le 11 octobre, une vidéo devenue virale montrait un tir de canon à eau dirigé sur une personne en fauteuil roulant manifestant à Plaza Italia (voir vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=PddvVkGa-0M). Le nouveau directeur général des Carabineros, qui était à cette date le Directeur National de l’Ordre et de la Sécurité, le général Ricardo Yáñez, a justifié l’action de la police en disant que la personne affectée « commettait des actes de violence et attaquait le personnel de la police ».

Un élément à considérer lorsque les affaires sont portées devant les tribunaux est que, selon le manuel institutionnel, ces actions répressives sont exécutées suite des ordres pris par toute une échelle hiérarchique précise – pour autant, il y aurait une responsabilité des hautes gradés – et non selon le critère isolé ou accidentellement erroné du simple opérateur du canon à eau. « L’ordre de tirer de l’eau ne sera ordonné que par le responsable de la zone d’opération, ou par le chef territorial en charge de la procédure, ou par le chef de patrouille, de sa propre initiative, lorsque les conditions le justifient », précise le document.

En ce qui concerne l’utilisation des tirs d’eau à haute pression, le manuel indique : « on ne doit jamais coincer une masse de manifestant, il faut toujours considérer des issues de secours ou d’évacuation » et ajoute que l’eau mélangée à du liquide lacrymogène ne doit pas être utilisée contre des « manifestants qui de par leur attitude non dangereuse pourront être dispersés autrement ». Le document autorise cependant l’utilisation d’eau avec des produits chimiques dans le cas où les manifestants « désobéissent ou résistent aux semonces d’évacuation, cela afin d’éviter les contacts physiques et d’éviter les confrontations directes ou les actions agressives ». Cependant, son utilisation n’est pas discrétionnaire et doit être définie par le chef de service, après évaluation du « théâtre d’opérations » et aussi sans dépasser certains niveaux de concentrations de produits chimiques dans l’eau.

A cet égard, le Département des Droits de l’Homme de la Faculté de Médecine a informé le Sénat chilien que les preuves sanitaires disponibles font douter de la réelle innocuité de l’eau utilisée par les canons à eau, cela en raison des nombreuses brûlures détectées chez les manifestants depuis le 18 Octobre 2019.

(Voir le rapport : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-8-Colegio-M%C3%A9dico.pdf).

Ministerio Público ordena investigación de líquido lanzado por carro de  Carabineros « Diario y Radio U Chile

Le Défenseur des Droits de l’Enfance a recommandé au ministère de l’Intérieur « d’exiger que le commandement des Carabineros du Chili et par son intermédiaire, leurs fonctionnaires, s’abstienne d’utiliser de l’eau mélangée avec d’autres substances chimiques qui peuvent être nocives pour le la santé des personnes »

(Voir la lettre officielle : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-9-Oficio-646.pdf).

Enfin, le manuel ne permet pas l’utilisation des matraques de manière offensive, autrement dit, elles ne peuvent pas être utilisées pour frapper. « Le bâton Isomer est conçu pour la défense du personnel spécialisé dans les opérations de contrôle de l’ordre public. Il est en polyéthylène, sa dimension est de 84 cm. long et son poids est de 354 grammes », rapporte le document. Le texte précise – avec des photographies explicatives – qu’il ne doit être utilisé que pour bloquer les attaques, mais jamais pour attaquer. « (L’idée est) d’éviter la perte de contrôle et les blessures de l’utilisateur et des manifestants, en plus de corriger tous les détails qui peuvent conduire à une mauvaise utilisation. »

MANQUE DE CONTRÔLE ET DE RÉFORME

Le manque de contrôle du respect des procédures indiquées dans le manuel des Carabineros oblige à réfléchir sur les processus et mécanismes à mettre en place pour développer une surveillance civile de l’action de la police, selon les experts et responsables de l’INDH.

« Le seul moyen est d’utiliser des mécanismes de contrôle puissants et respectés. Aujourd’hui, il n’existe qu’une seule Division de la Gestion et de la Modernisation de la Police au sein du Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité Publique et il faudrait créer des zones de contrôle spécifique, avec des mécanismes de responsabilisation intégrée », a déclaré Lucía Dammert. Pour elle, ce ne sera pas un chemin facile en raison de multiples facteurs. D’une part, dit-elle, chez les Carabineros « il y a une impression de persécution et l’existence de toutes sortes de théories du complot ». Et aussi parce que « les partis politiques ont abandonné l’idée d’avoir des cadres spécialisés sur cette question ».

Interrogé par CIPER, l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH) répond qu’il est clairement indispensable de créer des mécanismes de contrôle autonomes et spécialisés – externes à Carabineros – dotés des pouvoirs nécessaires pour la prévention des actes contraires à la législation en vigueur.

Pour sa part, l’universitaire de l’Université du Chili, Hugo Frühling, déclare que lorsque l’on parle d’une réforme profonde de Carabineros, les changements ne doivent pas être uniquement de l’orde administratif. Il est nécessaire de changer la définition de la politique de sécurité publique en modifiant la doctrine des Carabineros.

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Photo : Guillermo Salgado

En six points et sur deux pages: les détails du rapport de Rozas (Directeur Général de Carabineros) à Mañalich (Ministre de la Santé) sur la composition du liquide des canons à eau.

De Victor Rivera, La Tercera

17 déc.2019

Le document, publié hier par les Carabineros, détaille le rôle clé joué par le «liquide CS».

C’est par une lettre officielle que le directeur général des Carabineros, Mario Rozas, a communiqué hier avec le Ministre de la Santé, Jaime Mañalich. Au travers de six points développés sur deux pages, le chef de la police a répondu à une préoccupation soulevée par le Ministère de la Santé concernant «la composition du liquide utilisé dans les canons à eau».

Dans la lettre, qualifiée de «secrète», Rozas détaille en six points les composants du liquide utilisé dans les opérations de contrôle de l’ordre public. Depuis le début de la semaine dernière, cet élément était remis en question, car lors d’une session de la Commission sénatoriale de la Santé, des représentants du Collège Médical ont averti que certains manifestants qui avaient reçu ce liquide avaient eu ensuite des blessures à la peau.

Les interrogations sur ce sujet ont repris de la vigueur hier, lorsqu’une étude commandée par l’organisation Movimiento Salud en Resistencia – dont l’analyse a ensuite été consultée par le Collège des chimistes pharmaceutiques et biochimiques du Chili ( NDT: et disqualifié par la suite) – a constaté des traces de soude caustique dans la composition du liquide.

Et c’est dans le cadre de cette journée d’hier – au cours de laquelle Carabineros a nié que cette substance était présente dans le liquide – que la police en uniforme a adressé le rapport au ministre de la Santé.

La lettre commence par indiquer que « le liquide utilisé par les canons à eau des Carabineros se compose d’une certaine quantité d’eau et d’une autre certaine quantité d’un produit commercialisé par des entreprises spécialisées sous le nom de liquide CS  », ce dernier consistant en un liquide qui contient l’agent chimique o-chlorobenzalmalononitrile « .

Dans le deuxième point, Rozas explique que « les fournisseurs livrent le «liquide CS » avec une concentration de 12% à 15% et l’élément restant est un solvant ininflammable appelé dichlorométhane (également connu sous le nom de chlorure de méthylène) « .

Le troisième paragraphe précise que « concernant l’agent CS, il convient de noter qu’une concentration de 0,4 mg / m3 est considérée comme non nocive pour la santé humaine par la Fédération des Scientifiques Nord-Américains (FAS) et par les réglementations internationales qui réglementent les produits chimiques CS (NOICH : Institut National pour la Sécurité et la Santé au Travail), lorsqu’ils sont utilisés à l’extérieur dans des activités de lutte contre des émeutes, des manifestations hostiles ou des troubles qui altèrent l’ordre public, par du personnel de police qualifié. De plus, l’entité gouvernementale OSHA, travaillant sur la sécurité au travail et qui dépend du Département Américain du Travail, indique également 0,4 mg / m3 comme étant la concentration autorisée ».

A la fin du document, Rozas précise « qu’il est important de souligner que ces informations ont un classement « secret » conformément aux dispositions de l’article 436 N ° 3 du code de Justice Militaire, qui régit les documents secrets ou ceux dont le contenu est directement lié à la sécurité de l’État, à la défense nationale, à l’ordre public intérieur ou à la sécurité des personnes, entre autres. « 

Ce matin, dans une interview à la radio Infinita, Mañalich a expliqué qu’il avait fait cette demande aux Carabineros suite au fait que le lundi précédent, plusieurs personnes avaient déclaré des brûlures dans les hôpitaux de la capitale et l’avaient associé au liquide du canon à eau.

« Ce qu’ils décrivent, selon le directeur de l’hôpital central, est une irritation superficielle sans brûlure », a ajouté Mañalich, et a déclaré que « cette inquiétude m’a fait demander aux Carabineros quel est le contenu de cette eau? »

Le Ministre a également signalé que «le contenu irritant principal de ce liquide est ce qu’il y a dans le piment, une substance appelée capsaïcine».

Dans le rapport que lui a remis Carabineros, il a ajouté, « il n’y a aucune mention à la soude caustique ».

Lacrymogènes lancées sur la Plaza Dignidad : Une enquête anglaise a enregistré des concentrations 135 fois supérieures à la limite établie par les Carabineros du Chili

Une étude née de demande des riverains

Par Diego Ortiz, le 20/12/2020, publié par Interferencia.cl

Carte d’accumulation de gaz CS sur la Plaza Dignidad.
Source: Forensic Architecture médico-légale

L’agence londonienne Forensic Architecture a mesuré l’accumulation de gaz CS le 20 décembre 2019. Les concentrations ont parfois également dépassé de 27 fois le niveau décrit comme étant «un danger immédiat pour la vie et la santé».

Il y a exactement un an, lors de la manifestation du 20 décembre 2019 s’inscrivant dans le cadre de la révolte sociale qui a débuté le 18 octobre 2019, les Carabineros ont lancé 594 grenades lacrymogènes CS (Ortochlorobenzolmalononitrile) sur les manifestants de la Plaza Dignidad, chiffre auquel s'ajoute l'utilisation constante des voitures tactiques lanceuses de gaz.

A la demande de l'organisation No + Lacrimógenas (Stop aux Lacrymogènes) - une association de quartier de la zone Zéro des manifestations dont l'objectif est de rendre visible les conséquences de l'utilisation de cette arme chimique sur leur santé - l'agence de recherche Forensic Architecture (FA), basée à la Goldsmiths University de Londres, a mesuré la concentration de gaz dans ce secteur.

INTERFERENCIA reproduit ci-dessous - et en parallèle à la publication de l'étude par Forensic Architecture (F. A.) - les résultats obtenus par l'agence anglaise. Son travail multidisciplinaire consiste en la réalisation d’enquêtes sur les violations des Droits de l'Homme dans le monde du fait de la violence des États, de la police, des armées ou encore des entreprises. (Voir le site Forensic-architecture.org)

La vidéo publiée par Forensic Architecture
https://vimeo.com/492560553 (Anglais)
https://vimeo.com/492143215 (Espagnol)

Les découvertes de F.A. sont dramatiques : le 20 décembre 2019, des concentrations de 54 mg / m3 de gaz CS ont été enregistrées sur la Plaza Dignidad, soit 135 fois la limite d'exposition de 0,4 mg / m3 établie par les Carabineros eux-mêmes pour son utilisation dans un tel contexte ; voir le « Manuel des opérations pour le contrôle de l'ordre public» de l'institution, révélé par Ciper Chili (traduction : https://www.gazlacrymo.fr/2020/11/29/le-manuel-interne-des-carabineros-reconnait-des-risques-eleves-pour-la-sante-causes-par-lutilisation-intensive-de-gaz-irritants/)

De plus par moment les concentrations sont 27 fois supérieures aux 2 mg / m3 que le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) et l'Occupational Safety and Health Administration (OSHA) reconnaissent comme étant immédiatement dangereux pour la vie et la santé (en abrégé IDLH). Dans son manuel, Carabineros du Chili, reconnaît également ce chiffre comme une concentration immédiatement dangereuse. (Vérifiez l'IDLH de 2 mg / m3 pour l'agent irritant CS : https://www.cdc.gov/niosh/npg/npgd0122.html).
Tableau des concentrations moyennes de gaz CS. Source : F. A.

Les effets néfastes du composant chimique utilisé par les Carabineros et les autres forces de police du monde entier ont été étudiés par différents scientifiques dans différents pays. INTERFERENCIA a déjà publié le travail de recherche du français Alexander Samuel, docteur en biologie moléculaire et du Dr André Picot, président de la Société Française de Toxicologie (https://www.atctoxicologie.fr/actualites/160-le-gaz-lacrymogene-cs-effets-toxiques-a-plus-ou-moins-long-terme.html) dans lequel ils informent que le gaz CS est responsable de la métabolisation dans l’organisme de molécule de cyanure, un composé chimique hautement toxique et potentiellement mortel. Parmi ses conséquences, ils mentionnent que les expositions intenses et/ou prolongées dans le temps à la substance chimique CS sont un « facteur de risque majeur pour le cerveau, le foie, les reins, les yeux et le système gastro-intestinal » des manifestants et de la police. (Consultez l’article https://interferencia.cl/articulos/investigacion-cientifica-francesa-concluye-que-componente-presente-en-lacrimogenas-de).

Par ailleurs, INTERFERENCIA a publié cette semaine une série d'études menées en France, en Uruguay, au Japon, en Angleterre et aux États-Unis qui montrent que le CS est capable de brûler la peau et encore plus fortement lorsqu'il est utilisé mélangé à l’eau des canons à eau, une pratique courante et autorisée pour les Carabineros du Chili et quelques autres polices du monde entier alors qu’interdit dans certains pays d’Europe. (Consultez l'article https://interferencia.cl/articulos/evidencia-cientifica-global-muestra-que-gas-cs-usado-por-guanaco-causa-quemaduras-en-la).

Les travaux de F.A. au Chili, réalisés par une équipe multidisciplinaire de 13 experts, révèlent de profondes lacunes dans l'utilisation et la gestion des produits chimiques qui ont de graves conséquences sur la santé des personnes qui y sont exposées.

L’enquête

En Octobre 2019, peu après le début de la révolte sociale, des habitants du quartier de la Plaza Dignidad ont décidé de se regrouper et de former No + Lacrimógenas, une organisation dont l'objectif est de rendre visibles les différentes conséquences physiques et émotionnelles sur la santé des habitants suite à « l'utilisation excessive et aveugle des gaz lacrymogènes dans les zones résidentielles ».
En tant que groupe, ils ont choisi de déposer une « action en protection » dans le but de restreindre ou d'interdire l'utilisation du gaz lacrymogène CS sur le site. Cette demande a été déclarée recevable devant la justice mais a fini par être rejetée par les tribunaux.
C'est suite à cette décision contraire que les membres de l'organisation - qui préfèrent rester anonymes après avoir subi des menaces anonymes - ont décidé de contacter Forensic Architecture, avec laquelle ils ont travaillé pendant toute une année, le temps nécessaire pour la collecte et l'analyse des données.

Des dix années d’existence de F. A., on peut citer parmi ses études majeures les travaux sur l'explosion dans le port de Beyrouth, l’étude des brutalités policières lors des manifestations de Black Lives Matter aux États-Unis ou encore l’enquête sur l'utilisation de phosphore blanc par Israël lors des attaques en Palestine.
Avec No + Lacrimógenas, ils ont décidé d'analyser la concentration de gaz CS sur la Plaza Dignidad, en retenant pour l’étude la journée du 20 décembre 2019, le jour même où deux voitures lanceuses de gaz ont écrasé un manifestant à l'intersection de l'avenue Vicuña Mackenna et de l'Alameda.
Pour ce faire, ils se sont appuyés sur Galeria Cima, un projet audiovisuel dédié à l'enregistrement, depuis un appartement adjacent à la place, des affrontements entre les manifestants et les Forces Spéciales de Carabineros. Ce 20 décembre, ils ont enregistré tout ce qui s'est passé sur la place.
Forensic Architecture a pu récupérer cet enregistrement pour ensuite cartographier et mesurer les concentrations de gaz cela grâce à la technologie disponible sur des plateformes ouvertes (Open Source Technology), aux spécifications techniques du gaz lacrymogène utilisé (données du fabricant) et à l'application des formules de la dynamique des fluides.
F.A. a appliqué un algorithme de reconnaissance d'images qui a permis d'identifier et de positionner chaque grenade lancée sur le site (marquées d’une croix violette) donnant ainsi le total de la journée : 594 grenades lacrymogènes.
Chaque croix violette correspond à une bombe ou cartouche lacrymogène lancés à Plaza Dignidad le 20/12/2019. Source : F. A.

Entre 20h30 et 20h40, les Carabineros ont lancé 82 bombes ou cartouches lacrymogènes : c’est le moment de l’accumulation maximale du gaz. Au cours de ce laps de temps dde 10 minutes, le gaz CS rejeté dans l’environnement a atteint une moyenne 2 700 % supérieure à celle identifiée comme un danger imminent pour la vie ou la santé selon les institutions nord-américaines et 6 000 % supérieure à la limite d’exposition établie par les Carabineros.
Les experts de F.A. ont également cartographié la concentration du produit chimique dans le sol, notant que, sous l’effet du vent, sont aussi impactées les zones se trouvant à plusieurs mètres de l’endroit où les grenades ont explosé et/ou est passé le « zorrillo » (mot d’argot signifiant en réalité le putois – l’animal – qui désigne les voitures lanceuses de gaz).

Cartographie du gaz CS déposé sur le sol de la Plaza Dignidad le 20/12/2019. Source : F. A.

En conclusion, les enquêteurs londoniens indiquent que le gaz s’est également retrouvé dans le fleuve Mapocho situé près de la place Dignidad, lui qui irrigue les terres agricoles situées en aval de Santiago, transférant alors le gaz toxique dans les zones de production alimentaire.

Distance entre les industries agricoles et la Plaza Dignidada. Source : F.A.

L’enquête s’achève en citant une plainte déposée par la Commission chilienne des Droits de l’Homme contre l’Unité de Contrôle de l’Ordre Public des Carabineros pour l’utilisation illégale d’armes chimiques contre les manifestants de la place Dignidad. « Les résultats de notre enquête soutiennent et corroborent cette dénonciation, et exigent l’interdiction absolue des gaz lacrymogènes comme arme chimique », conclut-il.

Concernant les résultats de l’enquête, le Dr Samaneh Moafi, chercheur principal chez F.A. annonce dans un communiqué de presse que « l’espace urbain c’est-à-dire les ronds-points et les places – ont été cruciaux pour les révoltes de 2019 au Chili, à Hong Kong, au Liban et dans d’autres endroits encore ». Cela a été identifié par les autorités qui « pour les supprimer ont saturé l’espace aérien de produits chimiques toxiques ». Moafi explique également que « les rapports médicaux des manifestant prouvent l’impact brutal » de ces produits chimiques.

Martyna Marciniak, également chercheuse à F.A. conclut que « notre travail montre que malgré l’existence de réglementations pour l’utilisation des gaz lacrymogènes, celles-ci ne peuvent tout simplement pas être mises en œuvre de manière pratique et leur bonne utilisation ne peut pas être vérifiée sur place. En conséquence, les limites pour la concentration du gaz CS sont « largement transgressées », ajoutant que « nous avons pu démontrer […] que les niveaux de toxicité dans l’air sont très dangereux et susceptibles d’avoir des conséquences durables sur la santé des manifestants, ainsi que sur l’environnement ».

En conséquence, Marciniak demande l’interdiction de l’utilisation du gaz lacrymogène CS.

Pour leur part, les représentants de No + Lacrimógenas ont fait remarquer à INTERFERENCIA que cette analyse aux résultats alarmants montre juste l’utilisation du gaz par les Carabineros pendant une seule journée, dans un seul secteur de Santiago. « Il est urgent que, en tant que société engagée dans un processus d’écriture d’une nouvelle constitution initié par les citoyens, nous réévaluions l’utilisation des moyens répressifs dans toutes les « zones zéro » du pays : à Lo Hermida, à Antofagasta, à Providencia, à Concepción, à Santiago Centro, dans tant de cités, de villes et de secteurs, pour avoir enfin un pays qui protège la santé et le bien-être des citoyens dans l’exercice légitime de leurs droits », affirment t-ils.

L’étude d’architecture médico-légale a été réalisée avec la participation des membres de F. A. suivants : le Dr Eyal Weizman, enquêteur principal de l’affaire ; le Dr Samaneh Moafi, enquêteur et coordinateur du projet ; Martyna Marciniak et Bob Trafford.

Les experts Salvador Navarro Martinez et Anna Feigenbaum ont également participé, ainsi que les docteurs Ángeles Donoso Macaya, César Barros A., Maricela Ramírez d’AFI Woman, Camila Pérez Soto, Ignacio Farías, Francisca Benítez et Alexander Samuel.